La lutte des places

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La création d’un discours sécuritaire autour de la présence des SDF en centre-ville de Bayonne et de Biarritz masque les véritables enjeux d’une lutte globale contre les inégalités à l’échelle de tout le territoire.

En soi, ce pauvre arrêté n’est peut-être pas si grave. Il a déjà le mérite de faire parler dans les cafés et les médias et de mobiliser des citoyens à la rescousse des “invisibles”, qui, pour le coup, sont montrés du doigt. Le maire de Bayonne, Jean-René Etchegaray, l’assure d’ailleurs : il s’agit simplement d’une resucée d’un arrêté de 2002 —dont on peut du même coup juger de l’efficacité. Avec, il est vrai, quelques précisions concernant “l’occupation abusive” de l’espace public, la station assise ou allongée devant les habitations, le regroupement de chiens, la popote ou le linge étendu dans la rue et la musique que le législateur a bien identifiée comme étant connectée par la technologie Bluetooth. De quoi stigmatiser effectivement ceux qui campent dehors à l’année et souhaiter bon courage aux policiers municipaux pour éradiquer la misère en lui gueulant dessus. Ce n’est pas le bâton qui fait le vagabond, ni la matraque qui l’arrête. Les forces de l’ordre le savent bien qui, de plus en plus fréquemment, s’appuient sur les associations pour gérer ces situations devant lesquelles elles sont risiblement désarmées. Passé cet optimisme résigné, se pose donc la question de l’utilité de cet “arrêté anti-SDF”, qui tombe à Bayonne comme un cheveu sur la soupe populaire et dont les répercussions sont malheureusement à attendre dans un champ politique. Avec un bel effet domino qui ne s’est pas fait attendre puisque la maire LR de Biarritz, Maider Arosteguy, est instantanément sortie du bois pour déménager, de son centre-ville, le point d’accueil jour des sans-abris et le remplacer par un foyer d’accueil des femmes victimes de violences. L’honneur social semble sauf et s’il s’agissait d’éviter une lutte des classes, pour le moins, la lutte des places est déclarée. Virer des précaires pour en placer d’autres, c’est opposer deux misères pour en contester une à moindre frais. Une manœuvre qui percute à tous les coups, bien plus sûrement qu’une charge policière. L’édile a même poussé quelques bouchons dans ce sens en distinguant le bon vieux clodo d’Épinal du punk à chien des pays de l’est. La France est un pays de traditions.

 

Climat sécuritaire

Il y aurait donc à boire et à manger chez les “Pauvres honteux”, des méritants et des imposteurs, du grain et de l’ivraie, du mendiant biblique et du taxeur impénitent, de la cloche saucisson pinard fidèle au carrelage de la Poste et du loubard impie, bière chaude et musique Bluetooth qui annexe les devantures de supérettes. Dans le climat sécuritaire actuel, cette distinction s’impose facilement. A Bayonne déjà, il n’a fallu que quelques jours aux commentateurs embusqués des réseaux sociaux, pour clamer cette évidence : pourquoi renvoyer nos bons SDF alors que nous accueillons et hébergeons des migrants ? Braves citoyens qui verraient bien une guerre des gueux pour en finir, une logique darwinienne qui déclarerait enfin un vainqueur, un winner même, qui pourrait se refaire un honneur, un portefeuille même et pourquoi pas continuer son ascension dans la finance ou l’immobilier. Cette idée que les sans-abris l’ont un peu mérité et qu’il faut les secouer pour les sortir des devantures de magasins, est sans doute sous-jacente dans cette offensive d’automne contre les SDF. Mais il y a aussi un instinct tout aussi rétrograde, qui se passe aisément de vision, pour bouter, de façon grégaire, le problème hors de son commerce florissant.

Cette idée que les sans-abris l’ont un peu mérité et qu’il faut les secouer pour les sortir des devantures de magasins, est sans doute sous-jacente dans cette offensive d’automne contre les SDF. Mais il y a aussi un instinct tout aussi rétrograde, qui se passe aisément de vision, pour bouter, de façon grégaire, le problème hors de son commerce florissant.

A Bayonne, cette tendance est éminemment représentée depuis de longues années, notamment dans le Conseil local de sécurité et de prévention de la délinquance. Encore faut-il que dans cette assemblée, qui regroupe des représentants de l’État, des forces de l’ordre, de la Ville, des commerces et de la vie associative, cette parole soit contrée. C’est peut-être ce qui explique la mouche qui vient de piquer Bayonne, son point accueil jour, sa Table du soir, ses places d’hébergement pour les sans-abris pendant le confinement. Mais pas que… Il y a également une réelle pression des commerçants qui retrouvent un centre-ville un peu déglingué après le confinement.

 

Depuis que la misère existe

Certains ont laissé des plumes dans ce long isolement, ce dont attestent, à plus grande échelle, les professionnels de santé. Et le problème ne se règlera pas en tapant la cible la plus facile et la plus résolue, celle qui de toute façon endosse les responsabilités depuis que la misère existe. Napoléon 1er avait déjà fait du vagabondage un délit en 1810 sans trop s’embarrasser d’un socle juridique. Un article du code pénal spécifiait alors que “Les vagabonds ou gens sans aveu qui auront légalement été déclarés tels, seront, pour ce seul fait, punis de trois à six mois d’emprisonnement et demeureront, après avoir subi leur peine, à la disposition du Gouvernement pendant le temps qu’il déterminera eu égard à leur conduite.” Cet article n’a été finalement abrogé qu’en 1994, comme d’autres lois de l’Empire qui perduraient de manière anachronique, interdisant par exemple aux femmes de porter des pantalons. Mais l’article fut d’abord décrié à la fin des Trente glorieuses, en plein développement économique, lorsque justement la mendicité se résorbait. Il faut croire que les mesures anti-mendicité du milieu des années 90 en France ou les décrets anti-SDF, accompagnent avec ce même zèle aveugle les difficultés économiques de notre époque. Mais si ces réactions obstinées ne risquent pas de résorber la pauvreté, le débat stérile qu’elles engendrent détourne en tout cas une réflexion de fond qui, avec la création de la Communauté d’Agglomération Pays Basque, aurait un sens. Contre cette lutte des places, qui prend le risque d’un recul social de plusieurs décennies, il serait salvateur au contraire de s’attaquer globalement aux inégalités et de considérer que, parmi près de 300 sans abris sur le BAB, le SDF polonais ou les deux étudiantes en IUT qui dorment sous une tente, sont les victimes d’un même problème, qui est aussi celui du logement ou des jeunes au Pays Basque. Une question de vivre ensemble, y compris avec les gueules cassées de notre époque en conflit. Contre la création d’un discours sécuritaire partiel, qui ne peut rien contre l’augmentation de la misère, la lutte contre les inégalités peut aussi prendre la forme d’un projet de territoire global. Une question républicaine, au fond, même si le terme, dans l’intitulé des partis, semble aujourd’hui galvaudé.

 

Un bal pour les mendiants

Le site de Cam-de-Prat à Bayonne a commencé sa vocation sociale en 1834 lorsque le maire de la ville de Bayonne, un certain François Balasque, voulant s’attaquer à la mendicité, réunit des notables pour créer une société chargée d’y parvenir. Un bal fut organisé et les fonds récoltés permirent l’achat du domaine de Cam de Prats. L’établissement abrita donc un hospice dès 1836 pour subvenir aux besoins des miséreux. Une Maison de Refuge destinée à recevoir les mendiants nés et domiciliés dans la commune de Bayonne, mais aussi de les les nourrir et les vêtir et de leur procurer du travail “proportionnellement à leurs forces et à leurs capacités”. Le domaine a ensuite été donné à la ville et a gardé sa vocation de soin jusqu’à notre époque sous la gestion de l’Hôpital.

 

“Mano” vit dans la rue depuis 10 ans et à Bayonne depuis sept ans.
“Mano” vit dans la rue depuis 10 ans et à Bayonne depuis sept ans.

Mano à mano

Le genre de gars qui ne doit pas avoir que des amis à la mairie de Bayonne. “Mano” traîne ses guêtres dans la Ville d’art et d’Histoire depuis déjà sept ans. Plutôt affable et de bon poil, il tente de faire sourire les passants pour capter une attention, éventuellement une pièce, pendant que sa chienne fait la planche, les pattes en l’air, pour contribuer à l’effort. Malgré une vie en virages et quelques sorties de route, il se réjouit du “ticket gagnant” qu’est la vie et d’un optimisme en acier bien trempé. Né à Strasbourg il y a 46 ans, David, de son vrai prénom, a des origines en Allemagne, en Roumanie, en Israël et un passé familial de “réfugié politique” dit-il. Heureux titulaire d’un CAP cuisine, il a été pizzaiolo ou crêpier avant de tomber le nez dans la farine. Ça arrive même aux meilleurs, paraît-il, mais lui a purgé quatre ans de prison en guise de désintox, ce qui n’a pas arrangé ses affaires. Il en est sorti “à la sauvette” sourit-il, se débrouillant dans la rue, avant que la débrouille ne devienne habitude et finalement “gouffre”. Dix ans de rue et de cabosses, le temps d’affiner son goût pour les 8/6 tièdes, de laisser une belle ardoise de santé et pas mal de chicots. Contre une chienne savante qui tient son numéro sur le dos et pour laquelle il doit renoncer à quelques lits moelleux, malgré ses lombaires labourés. Et une petite fille aussi, qui commence à peine à grandir au Pays Basque et qui devient un port d’attache. Elle lui donne l’envie d’un projet tout simple de bonne conduite et d’appartement, même si la seule idée de regarder la télé dans un canapé est déjà une angoisse. En attendant, lorsqu’il la croise, “Mano” cache ses tatouages de voyou, veut délaisser ses bières de gros calibre et “refuse de faire la manche” devant elle. Le regard de l’autre est déjà un chemin.

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3 thoughts on “La lutte des places

  1. Magnifique article. Biziki ederra.
    Aurélie

  2. Eta bai ! Txalo Rémi ! Cet article ouvrent des perspectives autres que celles que je décrie dans ma chronique sur le même sujet. J’aime beaucoup cet humour “rentré” comme “se pose donc la question de l’utilité de cet “arrêté anti-SDF”, qui tombe à Bayonne comme un cheveu sur la soupe populaire” ou “Il y aurait donc à boire et à manger chez les “Pauvres honteux”, des méritants et des imposteurs, du grain et de l’ivraie, du mendiant biblique et du taxeur impénitent, de la cloche saucisson pinard fidèle au carrelage de la Poste et du loubard impie, bière chaude et musique Bluetooth qui annexe les devantures de supérettes. Dans le climat sécuritaire actuel, cette distinction s’impose facilement.”
    En plus, il y a des références historiques et une vraie réflexion qui fait grandir l’esprit et l’âme ! Re txalo !

  3. Plutôt confus comme article ! Peut-être la faute à la mise en page automatique sur internet ? Bref, sur le fond, je ne comprends pas ta position, Rémi. Dis-moi, en clair, tu es pour ou contre l’arrêté municipal anti-SDF ? Et ne me dis pas “les choses ne sont pas aussi simples que ça”, je le sais. En politique il faut se positionner clairement. JR Etchegaray a choisi de satisfaire sa clientèle électorale de droite. Point. Ton jeu de mots entre “lutte des places” et “lutte des classes” ne m’éclaire pas vraiment sur ta propre position. Quand tu évoques une “lutte des places”, il apparait que tu fais référence au choix de la Maire de Biarritz de préférer les femmes battues aux SDF. Mais à Baiona, nulle alternative évidente, si ce n’est celle de la gentrification : la lutte des classes sur la place publique. Rémi, je crains que nous n’en soyons qu’au début de la crise. Nombre de nos concitoyens vont sombrer dans la pauvreté et nos édiles vont devoir choisir entre trouver des réponses solidaires pour juguler la crise ou continuer à stigmatiser davantage les pauvres. La “lutte des places”, c’était avant, pendant la campagne électorale, quand il a fallu choisir entre une “clientèle” gentrifiée ou une autre, populaire et solidaire. Le choix de JR Etchegaray, au vu de la publication de cet arrêté anti-SDF, n’est manifestement pas celui de la solidarité.

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