C’est l’histoire de ce jeune héros dont la ville d’Asie Mineure, après 10 ans de siège, a été vaincue par ces Grecs qu’on connaît bien, si rusés et carrément traitres, avec cette histoire de cheval au ventre plein de guerriers cachés.
Le jeune héros s’appelle Enée. Il prend femme, enfant, père (sur son dos), il prend les dieux du foyer, les Lares, en fait il prend son foyer avec lui et quitte la ville perdue. Emigrant, exilé, extirpé de Troie en flammes.
D’abord il perd sa femme et plus tard, en chemin, son vieux père ; il promène tout le reste sur les terres et sur les mers jusqu’au moment où il va trouver un endroit où s’installer, violemment bien sûr. Il y aura une femme et il y aura une guerre, comme autrefois, il y aura quelques lois et il y aura finalement une ville, Rome puis l’empire romain – et c’est Virgile qui raconte, en latin, l’histoire de l’exilé transformé en conquérant, au moment de l’apogée et de la paix romaines, au tout début du 1er siècle après Jésus Christ.
Son foyer, centre du réel
Enée porte avec lui son foyer. Le foyer, écrit John Berger,1 est le centre du monde. Non pas en un sens géographique mais en un sens existentiel : sans l’idée du foyer au centre du réel, tout se décompose en fragments. Le foyer est à l’intersection de deux lignes : la ligne verticale qui monte au ciel et descend jusqu’aux morts, et l’autre, d’horizon, qui permet le déplacement, l’ouverture, le départ. Le foyer se tient en ce point mobile de croisement. L’expérience de l’émigration, de l’exil, est toujours une expérience de déréalisation du monde parce que le croisement se perd si vite entre ces deux lignes fragiles.
Déréalisation, sentiment d’absurdité : on peut en faire quelque chose, on en fait quelque chose. Le philosophe Heinz Wisman2, partant de son expérience d’exilé allemand au lendemain de la guerre, explique qu’on peut tirer jouissance du fait d’être en retrait de ce qu’on est en apparence, jouissance de ces fragments qu’on compose, recompose librement. On peut se tenir entre deux univers, deux langues, deux religions, trois ou quatre, voyager dans l’identité, développer une façon funambule de vivre : quand ça tire d’un côté, on balance de l’autre. Ainsi on n’est pas enfermé dans un petit monceau d’identité, un manteau de pierre, racines aux pieds.
Bien sûr, encore faut-il qu’on nous laisse balancer. Qu’on nous laisse ne pas être exactement ce qu’on paraît, ce qu’il y paraît. L’expérience de l’exil cesse parfois d’être une aventure poétique intérieure d’écart, “ce petit péché qui consiste à ne pas coller au réél“, comme dit Wisman. Quand on nous oblige, de l’extérieur, à coller au réel et à la coïncidence, non pas des lignes horizontales et verticales, mais de soi à soi-même, que ce soit dans la radicale différence ou dans la radicale assimilation, rien ne va plus du côté du petit écart et du funambulisme.
Pour faire le funambule, il faut avoir pu poser un premier pied. Il ne faut pas qu’on soit empêché de faire bouger la ligne d’horizon. Imaginons Enée pieds et poings liés, retenu par drônes et Frontex, noyé en Mediterranée ou fermé en centre de Rétention.
Il y a tout un tas d’autres façons d’empêcher, par la loi, ces déplacements à l’intérieur de l’identité, ces écarts qui permettent de (se) penser. Quand au nom de principes posés en universaux on interdit le foulard à l’école, réduisant la jeune fille qui le porte à son identité religieuse : possible que cela la pousse, par réaction et défense, à poser ses deux pieds au même endroit, et à ne pas choisir, pour y marcher avec grâce, un fil ténu.
S’enraciner, s’ancrer
Enée, au livre XII de l’épopée, a tellement été secoué sur mers et sur terres que cette terre où il arrive pour finir, il en est perduadé, c’est la bonne, c’est celle qu’il aura envers et malgré tout, dût-il faire la guerre, et c’est même celle que ses ancêtres ont eue. Il en est persuadé, et les dieux, ça peut aider, l’en persuadent. Ça donne du sens, cette histoire d’ancêtres qui précèdent, ça enfonce la ligne verticale, ça enfonce, ça enracine – mais pas sûr là qu’on n’oublie pas, en s’enfonçant ainsi, le vrai nom du foyer, ce point d’intersection, fragile, qui unit le sol, la terre, à l’horizon.
Quand après avoir perdu ou tout risqué, on s’ancre tant que la ligne d’horizon se perd pour de bon, on est en voie d’identification à ses morts – et plus funambule pour un sou. C’est Enée devenu conquérant, après qu’il a été un exilé. On dirait que Virgile, qui chante pourtant Rome, son apogée et sa domination, nous prévient, nous met en garde, tant de bord à bord, du début à la fin, les différences sont marquées : d’exilé à conquérant, de vaincu à vainqueur, de mer méditerranée à mer tyrrhénienne, on peut (lentement, certes, mais violemment) être tout retourné.
Tirer d’un côté, balancer de l’autre
Je me souviens d’ateliers d’écriture menés dans une médiathèque à Beyrouth : les participants passaient spontanément, dans l’écriture, de l’arabe au français à l’anglais. L’anglais pour le dialogue, le français pour le récit, l’arabe pour les passages touchant à l’émotion. C’était des écritures mixtes, on avait besoin des trois langues, on tirait d’un côté, on balançait de l’autre.
Quelle langue parle le héros troyen, Enée, que Virgile célèbre en latin après la (ou les) batailles ?
Il vient d’Asie Mineure, à peu près quatorze siècles avant la date qui sert de repère au début de notre ère. Il parle une langue indo-européene, et il parle aussi le Grec, en supposant que la fameuse guerre légendaire de Troie ait pour source un conflit bien réel et que les Grecs aient eu le temps d’exporter leur langue sur les rives d’Asie Mineure.
On peut dire qu’à ce moment de l’aventure, moment de l’exil, Enée porte avec lui deux langues. Celle des ses pères, langue indo-européenne inconnue et bel et bien vaincue, et le Grec, celle des vainqueurs de l’époque. Il part, équipé des deux langues. Après les tracas qu’on a dit et les échecs d’asiles successifs, il arrive dans le Latium. Où, pour faire vite, disons que c’est le latin qu’on parle.
Que va faire Enée, devenu, à ce moment de l’aventure, conquérant-dominateur ? Il va imposer aux habitants qu’il vainc sa langue d’ancien vaincu ? Ses deux langues, la troyenne et la grecque ? La langue de la sphère privée (intime) et la langue qu’il a acquise (le Grec) ? Qu’est-ce qu’il va faire avec ces deux langues-là en arrivant, en armes, sur les bords de l’Italie ? Que fait un conquérant qui ne s’ancre dans aucune autochtonie, qui vient de langues et de mers successives ?
Enée, monolingue, bilingue, trilingue
Pour les Grecs, ceux qui ne parlent pas grec sont des barbares. Il y a le Grec, langue autochtone, celle des enracinés, sûrs d’eux et de leur sol et de leurs morts. Le Grec est, dans le monde antique, le monolingue type.
Enée, lui, est déchiré dans son rapport aux langues. Il est bilingue – comme il est bigame, d’ailleurs. Il a perdu sa première épouse au début de l’épopée et ça va lui servir : en arrivant en Italie, il épousera une autre femme. Il arrive, débarque, fait la guerre, épouse et s’impose.
Mais il choisit (ou plutôt Junon, femme de Jupiter, règle ça pour lui) de s’offrir une troisième langue, celle des vaincus, de vivre dans cette troisième langue. Les vaincus ne changeront pas de nom, garderont le nom de leurs ancêtres et leur langue. Enée, vaincu bilingue versus vainqueur trilingue.
Il parle et parlera, et ses descendants parleront avec lui, la langue des vaincus.
Architecture mythique et artefact
Bien sûr c’est une façon de raconter. Bien sûr Virgile cherche à donner au latin et à l’homme romain dominant du tout début du 1er siècle après Jésus Christ légitimité et grandeur d’âme. Bien sûr il y a l’histoire qui a suivi, truffée d’écrasements et d’écrasements linguistiques. Bien sûr, il y a cette fameuse première langue, celle de la sphère intime, celle que parlaient les camarades d’Enée vaincus des Grecs, dont on ne sait pas grand chose.
Mais dans l’architecture mythique que crée Virgile dans son Enéide, cet artefact, si on choisit de retenir ce que nous ouvre comme perspective le dernier chant de l’épopée, on entend tout le contraire : l’histoire du héros se raconte dans la langue de ceux qu’il a vaincus. Lui-même, ce héros, parlera la langue des vaincus. La langue des vaincus est capable de raconter l’histoire, de créer un monde, de l’inventer. Tout un programme ? Un programme de funambule, certes.
1John Berger, texte l’Exil, paru en 1985 dans La lettre internationale
2Heinz Wisman, Penser entre les langues, 2013.
Intéressant de se poser la question de la langue et de l’identité chez ces héros fondateurs. On pourrait aussi se la poser pour Ulysse qui fit le tour de la Méditerranée et rencontra de multiples peuples.
Quelques questions cependant, je croyais que Troie (dont l’existence est avérée) était une cité-Etat grecque de culture ionienne qui lutta contre des grecs de culture mycénienne. Ne parlaient-ils pas la même langue?
De plus on peut présumer qu’Enée parlait plus de trois langue puisqu’il fit escale à Carthage pour y séduire et abandonner sa reine, Elissa/Didon qui parlait phénicien. Et quand il arriva dans le Latium, celui-ci était sous domination Etrusque, peuple dont la langue était non indo-européenne et qui sera lui même chassé de Rome et soumis dans son pays l’Etrurie.
Bref vous démontrez bien que l’Histoire est écrite le plus souvent par les vainqueurs (pas toujours, je pense à Polybe,otage des romains) et me rappelez une phrase que j’aime beaucoup dont j’ai malheureusement oublié l’auteur:
“les français prétendent descendre des gaulois par une langue latine et par le nom d’une tribu germanique”…