
Entre usage disproportionné de la violence dite légitime, méthodes de recrutement contestées et démission de sa directrice, la police autonome basque, fleuron du gouvernement de Gazteiz, est dans la tourmente. Elle tangue de tous côtés. EHBildu qui se prépare à accéder demain au pouvoir, lance une réflexion inédite sur ce dossier.
C’est la goutte d’eau qui fait déborder le vase. Elle prend sa source dans un dérisoire graffiti sur un mur d’Azpeitia, durant une nuit de fête, le 20 juillet : l’acronyme « ACAB », c’est-à-dire en anglais, « tous les flics sont des bâtards ». Le mineur de 16 ans qui l’a peint se fait attraper par la police municipale qui le conduit au poste à 4h du matin, pour qu’il paye une amende. Aussitôt, une quarantaine de ses « potes » envahissent le local et font main basse sur un talkie-walkie et une paire de menottes. Les policiers appellent la Ertzaintza à la rescousse. Les esprits s’échauffent, deux policiers sont légèrement blessés, un élu de la municipalité EHBildu venu en médiateur parvient non sans mal à calmer le jeu. Mais l’affaire va rapidement prendre des proportions considérables dans le débat politique. Le 6 septembre, la police autonome fera inculper 21 personnes sur ce dossier.
Quelques jours plus tard, rebelote à Gasteiz, avec l’éviction par les « robocops » de la Ertzaintza d’une occupation de la place du centre ville avec des tentes installées par GKS, un groupe de jeunes marxistes-léninistes qui protestent contre leur expulsion des txosnas, ces baraques que des groupes proches de la gauche abertzale installent au moment des fêtes annuelles. La maladresse des Ertzaina qui ont « lâché les chiens » pour chasser de l’espace public les jeunes trublions, frise l’hystérie. La maire socialiste leur a demandé d’agir. Seuls EHBildu et Podemos prennent la défense de la mouvance de GKS. À nouveau, c’est la tempête dans le verre d’eau.
D’autres accrochages entre jeunes et policiers se multiplient pendant les fêtes à Hernani, Beasain et Ordizia.
Réactions politiques
Fin juillet à Azpeitia, Nagore Alkorta maire EHBildu de la ville, observe une attitude nuancée. Elle soutient la police municipale et qualifie de « disproportionnée » l’attitude de la Ertzaintza. La coalition EHBildu lui emboîte le pas. Dans ses pratiques, la police autonome « s’éloigne des principes démocratiques » pointe-t-elle; aussi exige-t-elle « une réflexion et une réforme en profondeur, parce que la société basque mérite une police au service de la communauté, respectueuse des droits, qui agit de manière responsable et résout les conflits sans les aggraver ». Elle « ne doit pas reproduire les logiques autoritaires du passé, ce modèle ne correspond pas à ce qu’attendait la société basque après le franquisme ».
Arnaldo Otegi : « Dans la république basque de demain, nous aurons une police ».
« L’autorité se gagne en traitant les gens correctement »,
grâce à « une police de proximité, euskaldun et démocratique ».
Selon EHBildu, le problème serait d’ordre « structurel ». La « charge violente contre quelques toiles de tente occupant pacifiquement un lieu avec des personnes de tous âges » est inacceptable. Les souverainistes rappellent les graves incidents qui ont émaillé la chronique ces derniers mois : le tir contre un jeune de 16 ans qui perd un testicule au gaztetxe de Rekalde, un autre jeune blessé à l’oeil par la Ertzaintza au carnaval de Tolosa, une supporter de la Real Sociedad, Amaya Zabarte (46 ans), blessée à Anoeta en 2024 et hospitalisée, etc. Le 1er septembre, Arnaldo Otegi ajoute : « L’autorité se gagne en traitant les gens correctement », grâce à « une police de proximité, euskaldun et démocratique ».

EHBildu irresponsable
C’en est trop pour le PNV et le gouvernement autonome. « Il y a derrière tout cela une culture anti-policière et une haine de la Ertzaintza » très « ancrée » dans certains partis, tacle le porte-parole du parti jeltzale au parlement autonome. Et de donner pour preuve un incident qui s’est déroulé en juin à Beasain : un policier autonome qui n’était pas en service, a dû quitter un local festif sous la pression des organisateurs. Le ministre de l’Intérieur au gouvernement de Gazteiz, Bingen Zupiria, bombe le torse, « nous ferons toujours face aux violents », dit-il et il ajoute : l’attitude d’EHBildu qui « pousse à bout la Ertzaintza » est « totalement irresponsable ».
En réponse, des graffitis peu amènes et nommant Bingen Zupiria, apparaissent sur les murs de sa ville natale, Hernani. «Inacceptable, grave et préoccupant, expression de violence et intolérance d’un autre temps », commente le président du PNV Aitor Esteban. Il tente d’exploiter la situation pour accabler son principal rival politique. Iñigo Ansola, président du BBB —direction biscayenne du vieux parti— parle « d’un énorme retour en arrière » dans « la transition démocratique » qu’EHBildu « est en train de réaliser ». Et il ajoute : « Par sa campagne de harcèlement, de violence et d’exclusion, Bildu est incapable de s’acquitter du minimum éthique pour une vie en commun […] et a déclaré la guerre à la Ertzaintza, par crainte d’une révolte interne », sous entendu de la part de radicaux en son sein ou sur ses marges, ex-preso et GKS.
Un universitaire :
« Heureusement, la hache est enterrée,
mais le serpent se montre astucieusement dans les rues de nos cités ».

Faisant allusion au logo d’ETA, un enseignant de l’Université de Deusto ajoute perfidement : « Heureusement, la hache est enterrée, mais le serpent se montre astucieusement dans les rues de nos cités ». Malgré l’arrêt de la lutte armée il y a 14 ans, les cendres du conflit sont encore brûlantes; qu’ETA ait tué par le passé une quinzaine de policiers autonomes a laissé des traces indélébiles. Les Ertzaina étaient à l’époque qualifiés de « policiers harkis » ou de « cipayes »… Le grand virage politico-militaire de la mouvance souverainiste n’efface pas grand-chose dans les mémoires. L’enjeu politique majeur pour le PNV et son allié socialiste est de stopper la montée en puissance électorale d’EHBildu. Il fait feu de tout bois. Il s’agit de pousser les indépendantistes à la faute, en exploitant des incidents même mineurs. Les élections municipales et forales de 2027 sont dans tous les esprits. De possibles élections législatives anticipées aussi.
Enterrer le dossier
Les ennuis du PNV avec la police autonome ne s’arrêtent pas là. Un premier malaise est apparu fin juillet, avec l’organisation du recrutement de 650 futurs policiers. Tout d’abord, un nombre relativement faible de candidats : 3.690, alors qu’ils étaient presque trois fois plus nombreux à l’époque où ETA était actif et donc le métier plus dangereux. Ensuite, le résultat des épreuves : seuls 10% des candidats ont été retenus, très en deçà des besoins, d’où la nécessité d’organiser de nouvelles sessions d’examen. Seraient en cause, des questions confuses posées aux impétrants, un temps de réponse accordé très réduit, et… selon le ministre de l’Intérieur Bingen Zupiria, un niveau décevant des candidats dépourvus de préparation.
Mais il y a plus grave avec début mai, une affaire qui fait très désordre. Le Syndicat professionnel de la Ertzaintza (SIPE) dénonce auprès des autorités gouvernementales basques le harcèlement sexuel, sexiste et professionnel dont sont victimes au sein de l’institution deux femmes policières. Les preuves de cette situation sont apportées au travers de témoignages, d’enregistrements et d’éléments objectifs. Qui plus est, le syndicat dénonce une stratégie d’isolement et de pression psychologique de la part de la hiérarchie qui a couvert les faits et tenté d’obtenir le départ volontaire ou l’expulsion des plaignantes. La procédure de médiation prévue dans ce type de conflit a bien été mise en œuvre. Mais selon le SIPE, elle n’a servi qu’à enterrer le dossier, à éviter l’application de la loi et à permettre au harcèlement de perdurer. Il exige des sanctions disciplinaires à l’encontre de la chaîne de commandement et des mesures de protection en faveur des victimes.
Porte ouverte à l’arbitraire
Enfin, un autre scandale éclate le 14 septembre. Le Tribunal supérieur de justice du Pays Basque est saisi d’une affaire portant sur des irrégularités au centre de formation des Ertzaina, l’académie d’Arkaute. Une future policière dénonce, preuves matérielles à l’appui et en particulier des enregistrements audio, un étrange système de notation des élèves lors de l’examen final qui comporte aussi des épreuves à caractère objectif. Les élèves sont invités à se noter entre eux au travers d’une série de questions chargées d’évaluer leur sens du travail collectif ou leur sociabilité. Selon la plaignante, cela aboutit à des ententes parmi les élèves qui se liguent pour éliminer certains d’entre eux. La perversité du système fait penser à un jeu télévisé, le « Grand frère » qui fait fureur en Espagne. C’est la porte ouverte à l’arbitraire et aux manipulations dans une épreuve qui compte beaucoup dans la note et le choix final des examinateurs.
La future policière a également dénoncé en interne l’agression dont a été victime un de ses collègues devant toute la promotion. Elle ajoute que les propos homophobes, racistes, anti-euskara et contre les « cerfs », sont monnaie courante entre élèves, dans le quotidien de l’académie. Le terme les « cerfs » désigne les sympathisants de la gauche abertzale. Tout cela génère un « climat » particulièrement « hostile et discriminatoire ».

Face à un tel tableau, rien d’étonnant que début août, démissionnent la directrice de l’académie d’Arkaute Miren Dobaran et son bras droit, Amaya Angulo, directrice administrative, et cela après seulement un an de fonction. Sans doute ont-elles tenté d’engager les réformes nécessaires, mais devant les résistances rencontrées, elles ont jeté l’éponge. Comme il se doit en pareil cas, elles auraient démissionné évidemment « pour des raisons strictement personnelles ». Personne n’est dupe. Leurs remplaçants ont été nommés le 22 septembre.
Décidément, « il y a quelque chose de pourri au royaume » de l’Ertzaintza.
Sans tabou, EHBildu ouvre le débat en son sein
Face à cette succession de scandales et de tensions, EHBildu ouvre une réflexion de fond pour plusieurs raisons. La coalition souverainiste ne se situe plus dans une culture d’opposition radicale et purement idéologique, mais elle élabore aujourd’hui un programme étayé et crédible dans tous les domaines : budget, santé, économie, enseignement, mobilités, etc. Elle se prépare à accéder au pouvoir avec l’élaboration de projets charpentés et la formation des femmes et des hommes de la gauche abertzale qui demain prendront les rênes. Qu’ils dirigent un jour la Ertzaintza est en principe une question de calendrier. Mais le sujet est épineux, voire inflammable et l’on ne manœuvre pas un transatlantique par un claquement de doigt.
Le passif entre la police autonome et les souverainistes est fait de graves violences et même de tortures. La Ertzaintza manque encore aujourd’hui terriblement de doigté dans l’usage de la répression. Cultivant l’art de se faire haïr, elle a quelques années de retard et cela ne fait que raviver les mauvais souvenirs et les plaies, non seulement chez les acteurs de la kale borroka d’hier, mais aussi chez les jeunes de 2025. D’où la difficulté que rencontrent les dirigeants d’EHBildu pour amorcer le virage. Ils sont face à des questions qui furent celles du Sinn Féin arrivant au pouvoir en Irlande, avec sous ses ordres une police unioniste protestante au très lourd passé. Ce qui fit dire à Gerry Adams qu’il passait plus de temps à convaincre ses propres amis que ses adversaires…
Le débat interne sur la réforme et demain la gestion de la Ertzaintza et de ses 8.000 membres par la gauche abertzale est déjà ouvert. Arnaldo Otegi brise le tabou et donne le la. Il déclare : « Dans la république basque de demain, nous aurons une police » et insiste sur la nécessité d’élaborer un nouveau « modèle de police », loin de « l’impunité » qui est la sienne aujourd’hui. Déjà dans son programme électoral pour les élections autonomiques de 2024, EHBildu évoquait la nécessité de restructurer le système de sélection et de formation des policiers autonomes basques, de réaliser une nouvelle répartition des effectifs en fonction des situations objectives de la criminalité, de réduire le nombre des armes à feu ; et enfin de déléguer un certain nombre de tâches aux polices locales municipales. EHBildu préparerait déjà le terrain afin que bientôt des femmes et des hommes de sa mouvance entrent dans les rangs de la Ertzaintza. Pour que cette démarche ne soit plus aussi impensable qu’incongrue.
Il est loin le temps où les cadres du PNV, au retour de l’autonomie en 1980, jetaient les bases de la police basque. Ils souhaitaient s’inspirer d’exemples réputés, en allant sur place examiner comment fonctionnaient les fameux Bobbies anglais, un des symboles de la Grande-Bretagne. Le dossier est totalement à reprendre aujourd’hui, « sans perdre courage, vingt fois sur le métier, remettez votre ouvrage, polissez-le sans cesse et repolissez-le»…