La dispersion au passé

L’Édito du mensuel Enbata

Le 24 mars, le gouvernement espagnol annonce le prochain transfert en Pays Basque des cinq derniers prisonniers politiques basques. Il signe la fin de la politique de dispersion commencée il y a 34 ans. Elle fut une des armes majeures de l’Espagne pour tenter de briser l’unité du collectif des presos. Ils étaient 755 en 2008, pour un pays de trois millions d’habitants. Beaucoup d’entre eux furent relégués en Andalousie et même aux îles Baléares, aux Canaries et dans les enclaves africaines. La punition instaurée par un ministre PSOE, Enrique Mugica Herzog, fut subie par des milliers de familles obligées de parcourir souvent plus de 2000 km, pour 40 minutes de parloir, de dépenser des fortunes en frais de déplacements. Seize personnes y perdirent la vie.
Cent soixante et un gudaris sont désormais incarcérés en Pays Basque, la France en retient treize à Lannemezan, à 140 km d’ici. La décision intervient douze ans après qu’ETA ait annoncé l’arrêt définitif de la lutte armée. Douze ans de trop, la déclaration de paix unilatérale ne fut pas négociée. Douze ans inutiles parce que le collectif des presos a résisté. Douze ans de vengeance supplémentaire infligée à des proches qui n’étaient coupables de rien.
L’application du droit commun ou une justice transitionnelle n’ont rien à voir avec cette décision obtenue grâce à une négociation au coup par coup, quasi clandestine, entre le collectif basque Sare et un gouvernement espagnol fragilisé par une absence de majorité au parlement. Les sommités internationales présentes à la grand’messe d’Aiete en 2011 ont brillé par leur inefficacité. Idem pour les institutions européennes. Il a fallu renoncer aux réceptions publiques et festives des presos libérés. Comme toujours, les Basques n’ont compté que sur eux-mêmes, à l’image du désarmement d’ETA par les Artisans de la paix à partir de 2016.
Mais rapprochement ne signifie pas élargissement et encore moins amnistie. La situation de 2023 permet simplement au prisonnier politique d’accéder à ce que le droit pénitentiaire espagnol appelle le troisième degré, c’est-à-dire une liberté conditionnelle que l’Audience nationale accorde au compte gouttes. Combien d’années de vengeance et d’humiliation par des lois et des juridictions d’exception, faudra-t-il encore subir, pour qu’un jour il n’y ait plus aucun prisonnier de guerre en ce pays ?
Paris et Madrid ont vaincu par la force la dernière rébellion armée d’Europe de l’Ouest, sans aucune contrepartie politique. Ils chantent victoire. Le peuple vaincu doit se souvenir longtemps de sa défaite, un classique de la domination coloniale, comme le rappelait Jean-Marie Tjibaou. La paix existe-t-elle pour autant ? Non. Les vainqueurs veulent d’abord gagner la bataille du récit et contenir le souverainisme basque. Ils font le choix de maintenir vivace un conflit, ils jouent les prolongations tout en proclamant le « vivre ensemble », nouvelle terminologie du rapport de domination. L’Espagne ignore les 5167 Basques torturés entre 1960 et 2014. Un seul garde civil a-t-il reconnu ses crimes, un seul a-t-il fait son autocritique ou s’est-il repenti devant ses victimes, comme cela est exigé des « terroristes » basques ? Le lieutenant de la guardia civil Arturo Espejo impliqué dans la torture et l’assassinat de Mikel Zabalza en 1985, vient d’être promu général de division (1).
On distingue deux modèles post-conflit : un premier est celui d’une paix de réhabilitation, lorsque le vainqueur pense, au-delà du succès militaire, à ouvrir la voie à des négociations respectueuses du vaincu, en vue de sceller une paix durable. L’autre est respecté en tant que tel. Le vainqueur et le vaincu interagissent pour une victoire juste, au nom d’une paix juste. Encore faut-il que dans un élan d’humilité, le vainqueur fasse accepter à sa population l’idée de renoncer à l’humiliation du peuple vaincu, au nom de la paix.
Selon un second modèle, la victoire est obtenue lorsque l’une des parties atteint par la force la destruction de l’ennemi qui reconnaît son statut de vaincu et paye durement sa défaite. L’autre n’existe pas, la négation de l’altérité débouche sur une paix de punition. La justice du vainqueur humilie le vaincu et prend le risque d’une conflictualité qui à terme peut se traduire par une nouvelle guerre, car « un homme humilié ne capitule jamais » (Raymond Aron, Penser la guerre, Clausewitz).
En Pays Basque, nous sommes aujourd’hui bien loin du temps où le Grand Condé vainqueur érigeait en hommage au vaincu, sur le champ de bataille d’Alerheim en 1645, une dalle avec ces mots : « Sta viator, heroem calcas » arrête-toi voyageur, tu foules un héros.

(1)Autres temps, autres mœurs : lors des « évènements » d’Algérie, le général Jacques Pâris de Bollardière condamne en 1957 la pratique de la torture. Sur le tard, les généraux Jacques Massu et Paul Aussaresses ont avoué et regretté la mise en œuvre de la torture en Algérie. En Espagne, rien de tout cela.

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