Kanaky, la recolonisation en marche

“Non au dégel du corps électoral” clame cette banderole de la Cellule de Coordination des Actions de Terrain (CCAT).

Les accords de Matignon puis de Nouméa semblent bien loin. La partialité du gouvernement français, une démarche néocoloniale de plus en plus assumée, l’option choisie du “tout sécuritaire” ont mis le feu au Caillou. Face à ce mur qu’opposent le gouvernement français et les loyalistes à toute discussion, comment les indépendantistes, malgré leur unité retrouvée, pourraient contrôler les débordements ?

“M. le Président, quel avenir nous réservez-vous ? […] Vous le savez, le peuple kanak a toujours refusé d’être considéré comme un vestige archéologique de l’histoire du monde. Il se refusera encore plus d’être celui de l’histoire coloniale française”. Quand le dirigeant indépendantiste kanak Jean-Marie Tjibaou écrivit cette lettre à Mitterrand, en 1988, la Nouvelle-Calédonie était alors plongée dans une quasi-guerre civile commencée en 1984 à la suite de l’adoption par le Parlement français du “statut Lemoine” qui refusait que seuls les Kanaks puissent voter lors du référendum d’autodétermination initialement prévu pour 1989. Ce référendum se tint finalement en 1987 malgré le boycott des indépendantistes, si bien que la victoire sans surprise du rejet de l’indépendance ne fit qu’accroître la mobilisation indépendantiste. Il fallut le tragique assaut contre la prise d’otages d’Ouvéa pour que l’Etat français accepte de prendre en compte la dimension coloniale de sa présence sur l’archipel et de s’engager sur la voie des accords de Matignon puis, en 1998, de Nouméa. Le gouvernement français semble avoir tout oublié de cette période…

La nomination de deux loyalistes plombe le débat

Pour l’Etat français et la droite loyaliste (Rassemblement et le groupe Loyalistes) emmenée par Sonya Backès, présidente de l’assemblée de la Province Sud, le processus de décolonisation de l’Accord de Nouméa s’est conclu en 2021 avec la tenue du troisième référendum sur l’indépendance. Les indépendantistes du FLNKS qui demandaient son report à cause de la crise du Covid avaient boycotté la consultation si bien que la victoire écrasante du “non” avec 96,5% des voix n’a pas plus de signification à leurs yeux que celle du référendum de 1987, et la Nouvelle-Calédonie reste pour eux un territoire à décoloniser. L’existence prévue par l’Accord de Nouméa de corps électoraux spéciaux, dérogatoires au principe du suffrage universel, est donc toujours d’actualité. Pour Backès et ses troupes en revanche, il n’en est plus question.

Pour Macron non plus : “les trois référendums ont eu lieu, la Nouvelle-Calédonie est française parce qu’elle a choisi de rester française”, a-t-il déclaré en juillet 2023. Cette déclaration de guerre à l’encontre des indépendantistes n’est finalement que la manifestation la plus frappante de l’abandon par Macron de son devoir d’impartialité prévu par l’Accord de Nouméa et qu’il a bafoué en nommant Backès secrétaire d’Etat en juillet 2022, pour la remercier d’avoir appelé à voter pour lui. Plus récemment, la nomination de Nicolas Metzdorf, député de Nouvelle-Calédonie et loyaliste radical, comme rapporteur du projet de loi constitutionnelle sur le dégel du corps électoral est selon le FLNKS “une provocation, une attitude irresponsable et dangereuse pour le pays”. Un avis partagé par le socialiste René Dosière, ancien rapporteur du statut de la Nouvelle-Calédonie, pour qui le rapport de Metzdorf “fait honte à l’Assemblée nationale et ne peut que renforcer la colère des Kanaks et de tous les artisans de paix”.

Un pacte pas vraiment nickel

Ce parti pris décomplexé de Paris encourage la droite loyaliste à avancer ses pions, comme sur l’épineux dossier du nickel. Principale richesse de l’archipel, le nickel est la clé de voûte du projet de souveraineté des indépendantistes. Leur “doctrine nickel” consiste à refuser d’exporter du minerai brut et à privilégier la vente de produits raffinés, avec une meilleure marge. Mais le secteur du nickel calédonien, qui concerne directement ou indirectement près du quart des emplois locaux, traverse une crise très grave. En novembre 2023, Bruno Le Maire a proposé de venir en aide au secteur en proposant un “pacte nickel” qui préconise l’exportation de minerai brut pour subvenir aux besoins des industries françaises. Selon l’anthropologue Christine Demmer citée par Reporterre, “on sort complètement du modèle consistant à ce que la rente minière profite à la Nouvelle-Calédonie” si bien que l’on peut parler de “recolonisation” du territoire. Un avis que semble partager Philippe Gomès, président de la formation non indépendantiste Calédonie Ensemble : “La Nouvelle-Calédonie abandonne sa souveraineté en matière de souveraineté minière”. Au final, seule la droite loyaliste soutient ce pacte, à l’instar de Metzdorf qui annonce même le dépôt d’une proposition de loi à l’Assemblée nationale visant à rétrocéder à Paris la “compétence nickel” pour une période de trois ans.

L’offensive néocoloniale

Cette dernière initiative de Metzdorf témoigne du caractère ouvertement néocolonial de la droite loyaliste actuelle et de l’exécutif français. Juste après l’adoption du projet de loi constitutionnelle par l’Assemblée nationale, le 14 mai dernier, et alors que la Nouvelle-Calédonie était sur le point de sombrer dans le chaos, Metzdorf se réjouissait que “la démocratie [l’ait] emporté”, quand Darmanin assurait que le dégel du corps électoral était “une obligation morale pour ceux qui croient en la démocratie”. Comme son prédécesseur dans les années 80, ce gouvernement nie le fait colonial : “Le problème” expliquait Tjibaou quelques jours après le massacre d’Ouvéa, “c’est que, quand nous étions majoritaires, il n’y avait pas de prise en compte de la majorité démocratique ; à chaque fois, les statuts ont été remis en cause. […] Aujourd’hui, on invoque la démocratie quand les Kanaks sont minoritaires”. Si l’on a dépassé l’époque du Premier ministre Messmer qui encourageait en 1972 “l’immigration massive de citoyens français métropolitains” pour affaiblir “la revendication nationaliste autochtone”, la France a offert avec cet épisode législatif le même spectacle affligeant que lors du vote du statut Lemoine en 1984 : le sort d’un peuple colonisé a été débattu sans même que l’un de ses représentants ne participe aux débats.

Dans un tel climat, il n’est pas étonnant que les discussions tripartites sur le corps électoral n’aient pas abouti. Les indépendantistes ne sont pourtant pas opposés à une modification du corps électoral. “On est d’accord pour ouvrir le corps électoral […] nous considérons simplement que [cela] doit s’inscrire dans un accord global” explique ainsi dans Mediapart un dirigeant de l’Union Calédonienne (UC), la principale composante du FLNKS. L’UNI (Union nationale pour l’indépendance), une autre composante de la coalition indépendantiste, avait même voté en janvier en faveur de la loi organique qui repoussait la date des élections provinciales, afin d’avoir “du temps pour les discussions”. Mais en annonçant qu’il convoquerait le Congrès au premier semestre 2024 pour approuver la réforme du corps électoral et que celle-ci entrerait en vigueur “à défaut d’un accord politique entre les parties prenantes locales conclu avant le 1er juillet”, le gouvernement encourageait la droite loyaliste à bloquer les négociations. De fait, sa principale contribution au débat a consisté à proposer de durcir le projet de loi constitutionnel en demandant une modification de la composition du Congrès calédonien.

Ce jusqu’au-boutisme loyaliste s’observe également dans les institutions locales. Fin mars, lors d’une séance du Congrès initialement dédiée à une discussion sur le pacte nickel et sur un projet de taxe sur les carburants, Sonya Backès a invectivé Louis Mapou, indépendantiste et président du gouvernement : “Vous n’êtes plus légitime à la place où vous êtes parce que si les habitants de la province Sud pesaient le poids qu’ils devraient peser, vous ne seriez plus à la tête du gouvernement. […] Vous n’êtes pas majoritaires, les Calédoniens en ont décidé autrement, trois fois”. Dans la foulée, elle quittait l’hémicycle avec ses troupes : “Nous, Loyalistes et Rassemblement ne siégeront plus dans les institutions non-démocratiques”. Et après plusieurs jours de blocage des routes par un collectif de chefs d’entreprise qui protestaient contre la taxe sur le carburant, Backès précisait sa pensée : “Le bordel, c’est nous qui le mettrons si on essaie de nous marcher dessus”. Heureusement, Philippe Gomès continue de se démarquer par sa mesure dans le camp non indépendantiste : “Le procès en illégitimité est un procès dangereux parce qu’on pourrait le faire les uns à l’égard des autres. Il a jalonné l’histoire du pays.”

L’unité retrouvée des indépendantistes

Face à une telle offensive néocoloniale, les indépendantistes ne pouvaient pas se permettre de se montrer divisés. Ils l’étaient pourtant puisque l’UNI avait fait le pari de participer aux négociations trilatérales sur la réforme du corps électoral alors que l’UC avait choisi de les boycotter. Le 42ème congrès du FLNKS, qui s’est tenu en mars, se devait de surmonter ces divisions. La motion finale “prend acte de l’unité du mouvement indépendantiste, afin  d’être plus forts dans la conduite de la décolonisation de notre pays [et] acte la volonté des différents mouvements indépendantistes, nationalistes et progressistes de s’unifier”.

L’enjeu est notamment de réussir à intégrer le syndicat USTKE (Union syndicale des travailleurs kanak et des exploités) et le Parti travailliste. La motion dénonce aussi “la stratégie de recolonisation de l’Etat français”, tout en réaffirmant “la nécessité de poursuivre sur la voie du dialogue et du consensus” et en demandant “une mission de médiation conduite par une personnalité de haut niveau, afin de garantir l’impartialité de l’État et favoriser la reprise des discussions”.

Cette unité retrouvée n’aura cependant pas suffi pour que ce message parvienne aux oreilles de Paris dont l’attention est focalisée sur la Cellule de coordination des actions de terrain (CCAT), “un groupe mafieux qui veut manifestement instaurer la violence” selon Darmanin, qui la tient pour responsable du chaos actuel. Comme l’explique Le Monde, la CCAT est née en novembre 2023 de la volonté de l’UC d’intégrer l’USTKE et le Parti travailliste au FLNKS, malgré les réticences de l’UNI. Son objectif était de rassembler le plus largement possible pour organiser les protestations contre le projet de réforme constitutionnelle — alors que l’UNI participait dans le même temps aux rencontres trilatérales. Son succès est indéniable : “Le 25 novembre 2023, on était 3 000, le 28 mars on était près de 15 000, et le 13 avril nous avons organisé un sit-in historique, place de la Paix, avec 60 000 personnes“, explique à Médiapart un dirigeant de l’UC qui regrette que Darmanin “n’ait rien entendu” de ces mobilisations pacifiques. Un membre de la CCAT complète : “La guerre urbaine, ce n’est pas ce qu’on a voulu, mais les jeunes sont arrivés à un stade qu’on ne contrôle plus”. Et effectivement, les dirigeants politiques semblent avoir peu de prise sur les débordements auxquels on a pu assister. Daniel Goa, président de l’UC, a dénoncé des “pillages honteux qui nuisent à notre cause” et un ministre s’est désolé : “Quand je vois cette misère sociale qui s’exprime aujourd’hui et tous les outils qui sont détruits, je le dis : vous vous punissez vous-mêmes, vous vous tuez vous-mêmes. Tout cela ne fait qu’attiser la haine“. La CCAT elle-même semble dépassée, qui termine son appel à l’apaisement du 17 mai en rappelant “que l’alcool est interdit sur tous les sites de mobilisation”. Réagissant aux déclarations de Backès, Christian Tein, dirigeant de la CCAT, tenait ces propos prémonitoires, rapportés par Le Monde : “Je ne sais pas ce que sera la fin de cet épisode, mais si on continue à pousser, on ira dans le mur. Le bordel, tout le monde sait le faire, l’orchestrer, etc. Mais l’arrêter c’est autre chose.” La solution du gouvernement est de déclarer l’État d’urgence, de bloquer TikTok et d’envoyer des centaines de gendarmes ; “une pacification à l’algérienne“, pour reprendre les termes de François Roux, avocat honoraire du FLNKS. Le gouvernement français a-t-il également oublié comment cela s’est terminé ?

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