Connaissez-vous saint Polycarpe? C’est un type qui mourut en martyr à l’époque où l’on déployait plus de finesses techniques à faire dévorer des chrétiens par des lions qu’à gérer une formation en 4-4-2 dans une équipe de football. En tout cas ce pauvre Polycarpe finit brûlé vif, ce qui lui inspira une phrase mémorable: «Mon Dieu, dans quel siècle m’avez-vous donc fait naître!». À voir comment il est mort, on comprend que cette question lui ait brûlé les lèvres.
Êtes-vous polycarpiste?
De son histoire, Roland Barthe avait même créé le néologisme “polycarpisme” pour désigner cette tendance à regretter l’époque où l’on vit. Loin de moi l’idée de m’afficher polycarpiste, mais tout de même… Quand on regarde la période actuelle, on est fondé à alimenter quelque crainte à la fois pour un avenir proche (qui nous concerne) et a fortiori pour un avenir plus lointain (qui concerne nos enfants). Déjà, il est un fait acquis qu’en plusieurs aspects de la vie quotidienne, les gens de ma génération —c’est-à-dire nés à la fin des Trente glorieuses— sommes les premiers à vivre moins bien que nos parents. Péril climatique, crise économique quasi ininterrompue, insécurité so-ciale et j’en passe… il n’y a pas de quoi se réjouir de ce que l’on vit à l’heure actuelle. Pour couronner le tout, on ne peut même plus se fier à ce qu’on mange! Évidemment, on pourra toujours dire que comparé à certains de nos congénères vivant sous le seuil de pauvreté dans toutes les latitudes de notre petit monde, nous ne sommes pas à plaindre. Mais tout de même, parfois je ne sais pas ce qui me retient de polycarper un petit peu à mes heures perdues.
Que faire, alors, face aux malheurs du monde? Car enfin, si les hommes et les femmes naissent libres et égaux en droits, c’est bien pour qu’ils puissent agir en leur âme et conscience… Et c’est là que je polycarpe un max, à observer les réponses que les gens décident d’apporter face à leurs problèmes. Malraux eut cette phrase célèbre et controversée: «le XXIe siècle sera religieux ou ne sera pas». Qu’il l’ait vraiment dit et quel qu’en fut le sens véritable, il s’avère en tout cas qu’elle n’est pas fausse et que, quelle que soit la religion ou la confession, on assiste à une radicalisation de certaines franges de fidèles. Au plan politique, ce n’est guère mieux: si l’on observe l’évolution de la carte électorale européenne jusque dans ses derniers développements grecs, italiens ou encore hongrois, on constate une montée des populismes que l’on n’avait pas vue depuis longtemps. Aux plans économique et social, le triomphe du néolibéralisme, du chacun pour soi, entraîne un délitement des relations humaines dont l’exception —encore pire— est un phénomène de repli communautaire fondé tantôt sur la fortune, l’ethnie, la foi, parfois une simple équipe de football.
Fatalitas?
Tout cela est bien triste et la liste est encore longue des outrances qu’on s’inflige collectivement. Polycarpiste ou pas, on a vraiment l’impression que l’époque est glauque, et qu’on n’en sortira jamais. Eh bien paradoxalement, je ne suis pas si pessimiste que cela à ce sujet. À mon avis, la situation n’est pas une fatalité, et l’histoire montrerait même que c’est un phénomène plutôt récurrent et dont on a toujours fini par sortir.
Qu’y a-t-il donc de commun, en effet, entre les pé-riodes de tension religieuse, de violence sociale, de flambée populiste dans les derniers siècles de notre ère? Réponse: les contextes de crise économique. Si on recherche une voie religieuse rigoriste, voire intégriste, si l’on stigmatise l’immigré, l’étranger, «l’autre» dans sa pluralité, comme boucs émissaires, si on balance des avions dans des tours comme en d’autres temps on brûlait des sorcières ou partait en croisade, c’est parce qu’on cherche à se protéger face à l’incertitude de l’heure ou du lendemain. Dans l’histoire, ce sont les temps de crise économique qui ont été les causes les plus régulières de tensions religieuses ou idéologiques. Le XXe siècle en montre de bons exemples en Europe, dans les années 1930 ou au contraire dans les années 1950-1960.
Sortons de la crise pour vivre heureux!
Bien sûr, la crise économique n’explique pas tout, mais elle est un formidable carburant pour les discours intégristes de tout type, car ces derniers donnent des réponses simples —simplistes— à des problèmes qui paraissent insolubles. Sortons donc de la crise et le score des extrêmes droites comme l’audience des fondamentalistes religieux fondront comme neige au soleil. Facile à dire, n’est-ce pas? Mais l’économie étant cyclique, on peut penser qu’on finira bien par en sortir, comme nos prédécesseurs en sont toujours sortis. Entre-temps, combien de drames et quelles conséquences? Là, le polycarpiste moyen pourrait bien continuer à se lamenter. Quant aux grands enjeux écologiques, économiques ou sociaux, qui demandent des changements de systèmes beaucoup plus que de simples variations de cycles si l’on veut éviter de nouvelles crises? C’est encore autre chose.
Pour l’instant, nous ne pouvons que tenter d’agir du mieux que nous le pouvons et serrer les dents en espérant que l’issue ne soit pas trop éloignée. En cela, nous sommes vraiment dans une époque de m…! Mais comme le dit ma voisine —qui est loin d’être muette comme une (poly)carpe— «après la pluie vient toujours le beau temps».