Sans être médecin, on peut le dire: aujourd’hui l’Europe est bien malade. Mais en fait, elle a toujours pâti d’un défaut de constitution, dans tous les sens du mot. Conçue en catimini par un quarteron de pionniers visionnaires et réalistes, elle a grandi en marge des peuples, absorbés qu’ils sont à vrai dire par le souci essentiel, immédiat et presque unique du pain quotidien, sous le toit protecteur de l’Etat-Providence. Cette obsession n’est certes pas méprisable. Mais elle reste trop courte, car l’élaboration du pain quotidien suit des chemins plus ou moins longs et tortueux dont le commun des mortels ne se préoccupe guère, ce qui est dommage pour le bon fonctionnement de la démocratie et de l’économie sociale. L’on oublie ce que l’on doit à l’Europe, notamment 66 ans de paix intérieure, pour faire de celle-ci le bouc émissaire de tout ce qui va mal. La crise actuelle serait due à l’euro. Il me semble pourtant qu’elle nous vient des USA, qui sont encore plus endettés que nous. Là-bas aussi la faute à l’euro? Allons donc! Quand on veut noyer son chien…
Il n’empêche, les dirigeants des Etats et de l’Europe Unie ne se sont guère préoccupés d’associer les peuples à leur ambitieuse et difficile entreprise. Celle-ci s’est éloignée progressivement de sa première inspiration humaniste, démocrate-chrétienne et socialiste, pour dériver vers une vaste zone de libre échange à l’anglaise, désormais livrée à la pure mondialisation ultra-libérale. Son élargissement à tout-va n’a pas fait de bien à la solidarité déjà difficile des véritables Etats membres. Les principaux adhérents périfériques —Espagne, Grande-Bretagne, Pologne— ont carrèment tourné le dos à la solidarité européenne lors de la deuxième guerre d’Irak pour adhérer à l’aventure pirate du second Bush. Aujourd’hui, dans la crise, chacun revient à des replis statonationalistes dignes du XIXème siècle. Géant économique, l’UE reste un nain politique, «agrégat inconstitué de peuples désunis» comme disait Mirabeau en 1789 pour le royaume de France au bord de sa Révolution.
La nouvelle tragédie grecque illustre parfaitement la dispersion institutionnelle de l’Europe et son impuissance congénitale. A la base l’on voit sans difficulté l’érosion de l’idéal européen, mais aussi l’extrême complexité de sa constitution politique, ou plutôt de son inconstitution, qui la rend incapable d’engager une manœvre rapide et cohérente face à l’iceberg de la crise, et l’on pense évidemment au sort du Titanic. L’architecture directionnelle de l’UE est une monstrueuse usine à gaz tétracéphale, avec ses deux présidents anonymes et sans pouvoir, cooptés par on ne sait trop qui… Extravagant défi au bon sens et au respect minimal que l’on doit aux citoyens. Imprésentable! Pourtant ce Titanic fut proposé à nos suffrages sur un brouillon de trois cents grammes, avec le résultat que l’on sait…
Le comble du mépris ou en tout cas de la méfiance extrême envers le suffrage populaire s’est montré lorsque le premier mi-nistre Papandréou a parlé de consulter les Grecs par référendum: ce tollé à Paris et à Berlin! La menace d’un bombardement nucléaire aurait-elle produit plus de panique et de scandale? Une telle indignation ne fait hélas que dévoiler le manque d’esprit démocratique de «nos» dirigeants, tant français qu’européens. Mais aussi inquiétante est l’absence d’esprit européen chez les nouveaux adhérents: ils sont venus à la soupe, un point c’est tout, et celle-ci est encore loin de manquer, n’en déplaise à nos brillants financiers si prompts à faire monter les enchères de la spéculation. La riche Italie au bord de la faillite? Ils se foutent de nous!
Faute de mieux le tandem franco-allemand, qui reste le pilier central de l’édifice européen, assure dans l’urgence une certaine gouvernance économique de l’UE. Mais ça reste du gros bricolage conjoncturel, hâtif et provisoire, d’ailleurs arbitraire et peu respectueux des autres Etats membres. Ce poste de pompiers autoproclamés ne saurait tenir lieu de véritable institution démocratique et cohérente, dirigeante légitime et attitrée de l’Europe, appelée à gouverner dans une relative harmonie et dans la durée, avec une capacité de manœuvre instantanée. Même avant la crise, c’était le problème central de l’Europe. J’y reviendrai forcément avant longtemps.