Un siècle après l’armistice du 11 novembre 1918 mettant fin à la “Grande guerre”, les passions et les douleurs étant apaisées, il nous faut remémorer un phénomène, longtemps tabou, qui toucha la population basque d’Iparralde. Jacques Garat fut le premier à enquêter et à analyser ce point d’histoire. Il écrivit un article dans Enbata qui révéla cet épisode et édita un livre faisant référence, Insoumis et déserteurs basques dans la grande guerre. L’association Ikerzaleak, de Mauléon, repris le thème que nous publions ci-après.
Pour étudier cette question il importe de bien savoir de quoi on parle. Est insoumis, celui qui n’a pas répondu à l’ordre d’appel, qui n’a pas rejoint son régiment. Le déserteur, lui, a normalement rejoint son corps mais un jour, dans des circonstances qui peuvent être très diverses, il s’en évade. Un militaire qui ne rejoint pas son unité après une permission est aussi considéré comme un déserteur. Bien que clairement distinctes aux yeux des autorités, ces deux attitudes supposent des démarches communes, le refus de participer à l’effort de guerre, pour les Basques la fuite vers l’Espagne et souvent l’Amérique.
L’État face aux insoumis et aux déserteurs : inquiétude et répression
Le phénomène inquiète les autorités avant même la déclaration de guerre. En septembre 1914, on constate que des soldats qui avaient obtenu une permission pour travaux agricoles passent la frontière pour se réfugier en Espagne. La lutte contre ces refus de “servir la patrie” mobilise la préfecture, la police et la gendarmerie pendant toute la durée du conflit. Mais il ne faut pas en parler de façon trop ouverte de peur que le public ne découvre son importance. C’est la raison pour laquelle les documents administratifs n’évoquent que des désertions isolées.
Des informations judiciaires sont ouvertes contre des parents de déserteurs. Mais pour le préfet et le sous préfet, elles ne sont pas assez nombreuses, les condamnations ne sont pas assez sévères. Ils demandent que les soldats basques blessés ne soient pas évacués près de leur région natale, que les lettres ne soient plus écrites en basque. A partir de 1915, le Parlement légifère dans le sens d’une sévérité plus grande : les biens des déserteurs peuvent être confisqués.
Le député maire de Bayonne dépose en janvier 1917, une proposition de loi punissant la provocation à la désertion. Les autorités vont jusqu’à mettre en cause les permissions. Dans les premiers mois du conflit, rien n’était prévu à ce sujet – à l’exception des permissions pour travaux agricoles puisque la guerre devait être courte. Un système de permissions “par roulement” se met en place à partir de l’été 1915.
Pour mettre fin aux désertions, l’État-major propose de supprimer les permissions dans les régions frontalières des Basses Pyrénées et des Pyrénées orientales. Le préfet de Pau toujours adepte de la sévérité, propose une définition large de la région frontalière dans son département : elle inclurait tout le pays basque et une bonne partie du Béarn. En octobre 1915 le ministre décide finalement d’interdire l’accès aux cantons frontaliers, de Saint-Jean-de-Luz à Laruns à tout militaire qui n’aurait pas une autorisation écrite du général commandant la région. Cette mesure est appliquée jusqu’à l’été 1916. Elle se révèle peu efficace pour éviter les désertions(1).
Le préfet demande que les soldats basques blessés
ne soient pas évacués près de leur région natale,
que les lettres ne soient plus écrites en basque.
A partir de 1915, le Parlement légifère dans le sens
d’une sévérité plus grande :
les biens des déserteurs peuvent être confisqués.
On s’efforce de limiter au maximum les déplacements entre la France et l’Espagne, quitte à perturber l’activité économique qui repose en partie sur le travail des migrants espagnols. Les passeports sont refusés aux membres des familles d’insoumis ou de déserteurs, même si des frères ou des fils combattent sur le front. Ces mesures n’empêchent pas les hommes de passer la frontière. A Arnéguy, Ainhoa, Bidarray, il suffit de passer un pont ou de franchir quelques clôtures (2). Seraient-elles alors totalement inefficaces ? D’après Jacques Garat, il semblerait que le nombre des désertions ait quelque peu diminué à partir de 1917.
Combien d’insoumis et de déserteurs ?
C’est la question sans doute la plus importante, mais aussi la plus difficile. L’insoumission et la désertion étant des pratiques de fuite et d’évitement, elles ne sont pas recensées. Les autorités ont publié des listes d’insoumis et de déserteurs, mais pas de statistiques d’ensemble. Non seulement cela aurait été difficile, mais cela aurait conduit à reconnaître l’importance du phénomène. C’est par une étude exhaustive des registres de recrutement qu’on disposera de données fiables.
C’est ce travail long et fastidieux que Jacques Garat est en train d’achever. En attendant les résultats de cette enquête de longue haleine, on dispose d’intéressants rapports des sous-préfets, des préfets, des capitaines de gendarmerie, des commissaires de police, conservés dans la série M des Archives départementales. Les données peuvent être considérées comme fiables, mais elles sont partielles. Aucune ne couvre la durée totale du conflit. Une statistique établie le 30 novembre 1918 par le commissaire du gouvernement aux frontières donne un total de 1086 déserteurs et de 16889 insoumis sur l’ensemble des Basses Pyrénées. Les chiffres varient fortement selon les territoires. 2% d’insoumis par rapport à la population totale à Saint-Jean-de-Luz à près de 10% dans le canton de Tardets. Les déserteurs seraient 10 à 15 fois moins nombreux que les insoumis. Le Pays basque se distingue sur ce point nettement du Béarn. L’insoumission est forte dans les deux parties du département. En revanche le Pays basque concentre 90 % des désertions. C’est dans les trois cantons de Baigorri, Saint-Jean-Pied-de-Port, et Iholdy que l’insoumission et la désertion sont les plus importantes : jusqu’à 15 % de la population totale.
Pour mieux juger de l’importance de ces défections, on peut comparer les données du Pays basque avec d’autres territoires, et avec la moyenne française. Celle-ci serait de 1,5% de la population. C’est une estimation très peu significative parce qu’elle est une moyenne nationale qui lisse des écarts régionaux très considérables et qu’elle ne permet aucune analyse du phénomène. Une étude plus précise portant sur les Pyrénées orientales -autre territoire frontalier où l’insoumission et la désertion ont été importantes donne l’estimation suivante : moins de 2 % de déserteurs et moins de 3% d’insoumis. Le Pays basque où les valeurs sont parfois trois fois supérieures apparaît bien comme un cas particulier (3).
Pourquoi les désertions ?
Les Basques qui n’ont pas rejoint leur unité ou qui ont déserté, ne l’ont pas fait pour des raisons politiques. C’est un constat que les historiens ont fait depuis longtemps. Les autorités si inquiètes à l’été 1914 des menées pacifistes et antimilitaristes n’en trouvent pas de trace au Pays basque(4).
En décembre 1914, le sous-préfet de Mauléon relève le caractère particulier des Basques, et rappelle leur longue tradition de refus du service militaire, leur situation frontalière, leur attachement faible à la France. L’insoumission et la désertion sont beaucoup plus élevées dans les cantons proches de la frontière. La fuite vers l’Espagne y est plus facile. Mais cela ne suffit pas pour expliquer les comportements réfractaires. Ceux-ci sont souvent la continuation de déplacements et d’échanges qui existaient depuis des siècles. De l’autre côté de la frontière, le fugitif trouve de la famille, des amis prêts à l’aider, à lui trouver un travail. Le célèbre joueur de pelote Dongaitz continue à pratiquer son sport de l’autre côté de la frontière, en Navarre. Moyennant une certaine somme, des agents municipaux peuvent fournir des papiers d’identité espagnols, qui permettent de prendre la bateau pour l’Amérique.
Les villages frontaliers de la Navarre ou du Guipúzcoa ne sont souvent qu’une étape avant la traversée vers le Nouveau monde. L’insoumission et la désertion sont très fortement liées à l’émigration. Celle-ci reste un phénomène massif aussi bien au Pays basque qu’au Béarn, dans les cantons ruraux et montagnards. La grande majorité des insoumis des classes antérieures à 1910 résident en Amérique. Sur les registres matricules, on retrouve souvent des adresses en Argentine ou en Californie.
Conclusion
Dans l’immense tragédie que représente la Première Guerre mondiale, les refus de participer à la guerre représentent somme toute un phénomène marginal. Le travail de Jacques Garat, montre qu’à l’échelle du Pays basque français, il est loin d’être négligeable. La mémoire collective repose plus sur une somme d’oublis que sur des souvenirs. Après la guerre, l’histoire des insoumis et des déserteurs a été entourée de silences et d’une amnésie plus ou moins volontaire. Au Pays basque comme dans tous les territoires de la république française, la société se reconstruisait autour des monuments aux morts et du souvenir de ceux qui avaient donné leur vie pour la « patrie ». Les insoumis et les déserteurs qui n’avaient pas participé à l’effort de guerre n’étaient pas bien vus. Des événements survenus dans certains villages dans les années 1920 semblent montrer que les déserteurs bénéficiaient malgré tout d’une certaine indulgence. En revanche les insoumis – du moins ceux était partis pendant la guerre – étaient fortement rejetés. On raconte l’histoire de l’un d’entre eux revenu dans son village natal, contraint de repartir rapidement à cause de l’hostilité de la population. Aujourd’hui, un siècle après ces événements, la douleur et la rancune se sont bien atténués. Le destin des insoumis et des déserteurs peut être révélé au grand jour. La mission de l’histoire est d’expliquer, loin de toute passion, le passé dans sa complexité, pour faire évoluer la mémoire collective.
(1) (Notes de Robert Elissondo) On doit aussi signaler son côté vexatoire. De nombreux soldats se voient privés de permission alors que leurs camarades partent. Des soldats présents sur le front depuis l’été 1914, ne pourront revoir leur famille qu’en 1916. Cette punition collective touche aussi les soldats des vallées béarnaises qui ont le tort d’habiter près du Pays basque, alors que les désertions y sont peu nombreuses.
(2)En 1917, 22 hommes sont affectés à la surveillance de la frontière entre la Haute-Soule et la Navarre. Mais celle ci a une longueur totale de 50 km ! La surveillance du secteur d’Irati, très isolé à l’époque, ne peut être que très aléatoire. L’absence de route transfrontalière entre le Somport et Arnégui complique la situation. Les passages massifs sont impossibles, mais pour les Basques qui connaissent les sentiers, il est facile de déjouer la surveillance des douaniers et autres garde-frontières. Monument aux morts de la grande guerre.
(3) 10-15 % de réfractaires, 1 ou 2 % de déserteurs, cela fait beaucoup par rapport à la moyenne française. Il est permis de penser que cela fait très peu si on se rappelle la longueur et la cruauté de la guerre. Au Pays basque aussi le consentement à l’effort de guerre a été très majoritaire. L’exemple de Sainte-Engrâce en Haute-Soule est éclairant : 4 déserteurs d’après le témoignage du curé de la paroisse et 44 noms sur le monument aux morts. La frontière est pourtant toute proche. Aux Aldudes, il y a 7 déserteurs pour une quarantaine de mobilisés.
(4) Elles s’indignent en revanche des sermons de certains curés qui expliquent les difficulté de la France dans la guerre, par un châtiment divin contre la République qui a persécuté l’Église.