Vidéo : Au Biltzar des écrivains à Sare, de gauche à droite : Eñaut Etxamendi, Peio Ospital, Pier Paul Berçaitz, Colette Larraburu, Peio Etcheverry-Ainchart, Panpi Lacarrieu, Eneko Labéguerie, Joanes Borda, Beñat Sarasola, Pantxoa Carrère.
Extrait du livre “Quand nous chantions sous Franco” de Colette Larraburu. Le témoignage d’un militant abertzale des années 70.
Lorsque nous sollicitions les chanteurs basques d’Iparralde au début des années 70, ils répondaient toujours oui à nos demandes pour se produire en des lieux improbables, à l’acoustique bizarre, équipés de sonos défaillantes, devant des publics souvent bien maigrichons : clubs Pays Basque dans les lycées, kantaldi de fin d’année au Pax ou lors de semaines basques aux universités de Pau et de Bordeaux, soirées d’ikastaldi, stages de formation de Mende Berri, etc. Nos artistes étaient toujours prêts à prendre sur leur temps, à parcourir des kilomètres, quelle que soit la météo. Nous étions heureux de rassembler assez de public et leur offrir quatre sous dans une enveloppe, « pour les frais d’essence». Il fallait insister pour qu’ils l’acceptent.
Dans notre démarche de militants abertzale venus après le coup d’envoi d’Enbata, les interlocuteurs que nous désirions convaincre nous opposaient la plupart du temps : la culture basque d’accord, mais la politique pas question, elle faisait peur. Comme plus tard, on nous opposera la violence. Nous les avons pris au mot. La culture nous est apparue comme le vecteur essentiel, la passerelle obligée pour faire accéder, faire évoluer les jeunes que nous fréquentions à l’abertzalisme. Pour obtenir leur «conscientisation», vaincre «l’aliénation», mots étranges utilisés alors pour qualifier l’état de notre peuple. Avec des succès divers, Amaia comme Mende Berri ont navigué dans cette démarche, cette pédagogie, entre culture et politique, avec pour soucis majeurs, l’engagement, le recrutement et la formation de nouveaux militants abertzale. Autant de leitmotivs virant à l’obsession. «Euskadik behar zaitu», disait un Basque sur fond d’ikurriña, en nous pointant du doigt. Il hantait nos jours et nos nuits, c’était alors le seul autocollant existant, il fleurissait sur les murs de nos locaux misérables ou sur notre mobilier provenant d’Emmaüs.
« Le Pays Basque n’existait pas »
L’opinion publique haussait les épaules et nous ignorait. Les « gauchistes » tenaient le haut du pavé et nous méprisaient. Un clin d’œil de Txomin ou d’Euztakio croisés dans la rue, un discours de Monzon, la disponibilité sans faille d’Eugène Goyheneche nous recevant à Uhaldea, le sourire en coin d’un Pierre Lafitte en son bureau-capharnaüm, étaient nos plus précieux soutiens. Un texte militant affiché dans notre petit local, au 32 rue Bourgneuf, affirmait «Mon Dieu, envoyez-nous des fous !». C’est vrai, nous l’étions un peu. On n’est pas sérieux quand on a 17 ans.
La nouvelle chanson basque joua un rôle important dans cette action culturelle à arrières pensées politiques. Elle fut l’outil le plus efficace —pas le seul bien sûr— mais un des plus convaincants, pour montrer qu’Euskal Herria existait, avait encore un avenir autre que celui du folklore et de la petite patrie dans la grande. A une époque où notre pays s’effondrait, où beaucoup de Basques lui tournaient le dos, le Pays Basque traditionnel et eskualdun, plus vivant qu’en 2021, nous rejetait violemment. La honte d’être Basques et le reniement, la haine de soi marquaient si fort les esprits, y compris dans nos familles. En un temps où l’accès à notre culture était bien difficile, «le Pays Basque n’existait pas», comme l’affirma un sous-préfet: peu de livres, pas un film sur l’histoire de notre nation, un tissu associatif pauvre et dépourvu de permanents, des institutions culturelles et une société civile inexistantes, des organisations politiques balbutiantes, ni radio, ni télé, encore moins d’internet, de téléphone portable ou de réseaux sociaux, un Sud sous la botte, la nécessité de « partir pour réussir dans la vie », le tourisme présenté comme la seule planche de salut économique, etc. Etions-nous condamnés à devenir un peuple d’ombres ? Le destin de l’euskara devait-il être celui du latin? Non.
L’usage du discours politique abertzale pur et dur, l’affirmation forte de notre identité, la révolte face à une domination de type colonial, ont caractérisé la naissance d’Enbata, ce furent les éléments déclencheurs fondamentaux. Mais était-ce audible par le plus grand nombre ? Nous avions raison tout seuls et trop tôt. Les chanteurs basques ont eu le génie, le culot de reprendre ces idées, de les prolonger, de leur donner chair, de les mettre en musique. En euskara et de façon attractive, séduisante et colorée, pour convaincre des cercles plus étendus, en faisant tache d’huile. Car l’enjeu était bien celui-là et il le demeure aujourd’hui encore : comment convaincre, attirer à nous les esprits et les cœurs ?
Le sel de la terre
Les chanteurs-poètes des années 70 enfourchèrent ce cheval de bataille, entre chants traditionnels et création contemporaine, ouverts à d’autres courants musicaux. Leurs textes allusifs ou plus explicites en disent long sur le contenu des protest-songs que nous reprenions pieusement en chœur. Ils ont osé avec un enthousiasme inouï, une générosité peu commune. Leurs premiers 45 tours sous le bras, ils ont apporté leur talent lors d’innombrables soirées organisées de bric et de broc. C’était alors un des rares moments où les cœurs abertzale battaient à l’unisson, par delà nos divergences de chapelles, dans un petit milieu où nous nous connaissions tous, de près ou de loin. Ils ont su réchauffer nos cœurs, nous faire vibrer, légitimer, encourager les initiatives, fabriquer du lien, prolonger la vie, transmettre, à la fois passeurs et semeurs de graines.
La pauvreté de nos moyens n’avait d’égale que le feu ardent qui nous animait. La débrouille était de mise. Les affiches des kantaldi étaient souvent manuscrites, au mieux sérigraphiées sur de larges feuilles découpées dans des fins de rouleaux de rotative. Nous les cueillions au petit jour, sur le trottoir, à l’arrière d’imprimeries de quotidiens, rue Emile Guichenné ou rue de Cheverus. La photocopie n’existait quasiment pas. Nous recopions à la main nos chants favoris, au verso de tracts diffusés au moment des grèves de la faim. Les programmes de kantaldi contenant nombre de textes, étaient tapés sur des stencils puis ronéotypés, tout juste lisibles. Parfois illustrés de dessins «basques modernes», Michel Duvert, Maritxu Oyhartzabal ou Xarlex, le frère aîné de Ladix Lanouguere-Arrosagaray, plus tard Akullu, en étaient les créateurs. A moins que pris par le temps, nous découpions les cartouches et les colophons de Philippe Veyrin dans Gure Herria ou le Bulletin du Musée Basque. Ces programmes, ces fascicules de chants, imprimés grâce à notre sacro-sainte Ronéo, plus tard avec une offset de bureau, étaient nos trésors.
En ce temps-là, un certain Pays Basque s’effilochait de toutes parts, au bord du précipice. Une poignée de chanteurs-poètes se met debout et relève le défi. Ils parviennent à faire fonctionner le vieux briquet amadou de nos aitatxi, rouillé, abandonné sur le rebord de la cheminée. Ils soufflent sur des braises que nous ignorions nous-mêmes. La flambée nous éclaire, plus pétillante que jamais. Grâce à eux, la flamme partout se répand, inexorablement. Ce foyer, cet élan continuent de grandir, rien ne les arrêtera.