“Homo terrorismus, Les chemins ordinaires de l’extrême violence”, en est le titre. L’un des auteurs n’est autre qu’Emmanuel-Pierre Guittet, connu en Iparralde pour ses travaux remarquables sur les GAL. Quant à François Thuillier, il a exercé de nombreuses responsabilités au sein des services français de contre-espionnage et de lutte antiterroriste.
De cet attelage atypique, naît un ouvrage étonnant et nuancé qui heurte les idées reçues et le battage médiatique habituel où “l’effroi se mélange à la fascination”.
Il décrypte un sujet complexe, présenté trop souvent de façon simpliste, marquée par le “présentisme”, une dualité à l’emporte-pièce, des a priori idéologiques, projections et autres présupposés. Le contexte de l’époque et les intérêts immédiats de quelques-uns brouillent notre perception, tant ce sujet bruyant suscite enjeux et passions.
L’ouvrage de Emmanuel- Pierre Guittet et François Thuillier nous propose d’abord un effort de lucidité. Il démontre combien le “terroriste” s’inscrit dans des processus d’imitation et de rivalité qui, contrairement à ce que nous croyons, le rend très proche. Son action est un phénomène ancien et banal, la fameuse “banalité du mal”… Seule la fascination qu’il exerce, la théâtralisation de son acte sont singulières.
Au fil des pages, nous sommes invités à “questionner la force d’un mécanisme accusatoire qui délégitime l’usage de la violence de l’autre pour mieux asseoir la sienne”.
Seule la fascination qu’il exerce,
la théâtralisation de son acte sont singulières.
Nous sommes invités
à “questionner la force d’un mécanisme accusatoire
qui délégitime l’usage de la violence de l’autre
pour mieux asseoir la sienne”.
La radicalisation fait partie des notions ressassées dans le débat public. Pour nos deux auteurs, elle n’est guère pertinente, le cheminement de celui qui se sacrifie est beaucoup plus complexe, s’y mêlent contingences, contexte, bifurcations, attentes sociales, politiques et culturelles. Le rappel de certains exemples historiques à l’époque de la première et de la seconde guerre mondiales est à cet égard très éclairant. Croire en la radicalisation des auteurs d’attentats laisse supposer que l’on puisse prévenir les violences et agir en toute impunité en isolant quelques individus.
Paparazzi de l’horreur
Un troisième chapitre, à dire vrai assez époustouflant, analyse le “Théâtre de la peur —mise en scène, mise en mots et experts ès terrorisme”.
La violence politique est une construction sociale, elle s’inscrit dans un triangle dont chaque angle représente l’État, les organisations clandestines et les médias.
Il y a terrorisme lorsque “deux angles s’accordent pour en rabattre sur le troisième et tentent d’influencer le centre”. Les acteurs de la scène médiatique jouent donc un rôle essentiel, ces dernières années, il n’a fait que croître et embellir.
La course à l’audience, la pression économique, les liens entre média et personnel politique oblitèrent tout effort d’objectivité. Le journaliste devient “paparazzi de l’horreur”, ses papiers diluent le message au profit de l’immédiateté et de l’émotion.
Le panel d’experts auxquels les médias font appel —entrepreneurs en sécurité, ex des services anti-terroristes, universitaires mus par leur fatuité, leurs ambitions ou la précarité de leurs statuts— ne trouvent guère grâce aux yeux des auteurs.
Ce mundillo tourne en rond et brille par son vain bavardage et ses fausses évidences, visant à “faire du terroriste la part malade, et donc amputable, de la cité”.
Tout cela ne débouche le plus souvent que sur des demandes d’accroissement des mesures répressives et de sécurité. Et les professionnels de la lutte antiterroriste dans tout ça? Après un bref rappel historique, Emmanuel-Pierre Guittet et François Thuillier soulignent les rivalités, l’esprit de clocher qui marquent les services et brouillent leur action.
La privatisation générale de la sécurité comme la multiplication des intervenants, des polices municipales aux douanes, en passant par le fisc, contribuent au délitement de la puissance publique. Associations de victimes, fédérations de chasseurs signant avec l’État des contrat dits de “chasseurs vigilants”, fournisseurs d’accès à internet, psychiatres et docteurs de la foi, cet ensemble disparate aboutit à une tour de Babel.
De fait, “nous serions devenus collectivement et sans vraiment nous en rendre compte un peu plus qu’une société de vigilance, une république antiterroriste”.
Question fondamentale s’il en est dans cette affaire, celle du droit. Le poids de la défense et de l’urgence, la déraison de la férocité punitive jouent à plein hors des frontières. La nécessité n’a point de loi. La torture, les détentions secrètes, l’usage très répandu des drones tueurs, la violation des conventions internationales, les erreurs judiciaires, la prorogation des décisions d’exception, minent les fondations de nos sociétés démocratiques. Autant d’aveux d’impuissance.
Les logiques punitives ne favorisent guère la paix, “le terrorisme n’est pas la cause de nos maladies, il les révèle seulement”. Les demandes du premier ministre norvégien après la tuerie d’Utoya, pour plus de démocratie et davantage de participation politique, demeurent à la marge.
Leurre de la solution purement militaire
Enfin le livre s’achève sur un appel à la raison pour trouver une porte de sortie à la violence. Curieusement, il s’agit là d’un terrain de recherche fort peu exploré par les sciences sociales.
Rares sont les mouvements “terroristes” qui parviennent à la victoire, les processus de paix demeurent fragiles. Entre désengagement, épuisement et transition, les conditions de sortie des conflits sont très variables. Les circonstances d’un adieu aux armes, les impératifs de reconstruction des identités des acteurs, de leurs espaces de relations et de reconnaissance sociales, tout cela joue un rôle essentiel pour qu’une négociation aboutisse.
Rares sont les mouvements “terroristes”
qui parviennent à la victoire,
les processus de paix demeurent fragiles.
Entre désengagement, épuisement et transition,
les conditions de sortie des conflits sont très variables.
Le gros mot est lâché. Pas de solution durable sans discussions, négociations entre les belligérants. Puisse l’ancienne patronne du M15, les services de enseignement anglais, être davantage écoutée. Elle déclarait en 2011 que la solution purement militaire est un leurre et une erreur, il n’y a pas d’alternative sérieuse autre que le dialogue, si l’on veut en finir avec le terrorisme.
Tout cela demande de la mesure et du temps, l’autre ne doit plus être considéré comme une bête infâme, mais comme un adversaire. Malheureusement, les tendances lourdes ou les pesanteurs sociologiques, la mémoire du conflit, l’emportent souvent sur la volonté stratégique de tel ou tel acteur. Sortir de la violence suppose des situations intermédiaires et imparfaites. Envers et contre tout, et ce sera la note d’espoir à la dernière page d’Homo terrorismus, “dans l’enfer du terrorisme, repose un bien plus important encore, l’espérance de se reconnaître enfin les uns les autres dans cette expérience ultime, et ainsi de mieux s’accepter, ensemble”.
Certes quelques brefs passages du livre feront tiquer le lecteur abertzale. Nous pensons ici à l’évocation des identités d’emprunt, au “narcissisme des petites différences” ou aux situations objectives de domination assez peu évoquées. Mais des désaccords ponctuels sont nécessaires pour engendrer le débat. Sinon, on ronronne dans l’entre-soi.
Il fallait faire preuve d’une belle indépendance d’esprit, d’une grande hauteur de vue pour écrire un tel livre. Ce bref article ne rend pas assez compte de sa densité et de la finesse de ses analyses. L’ampleur de ses références cueillies aux quatre coins de la planète et sur plusieurs siècles, témoigne de ses qualités. Nous avons là une synthèse, mais aussi un ouvrage de référence qui devrait éclairer notre réflexion politique, nous rendre plus lucides. Pour mieux comprendre ce qui s’est passé hier en Pays Basque, mais aussi appréhender l’avenir.
François Thuillier et Emmanuel-Pierre Guittet, Homo terrorismus, Les chemins ordinaires de l’extrême violence, éditions Temps présent, Paris, 2020, 182 p. 18 eusko.