(Suite de l’interview/discussion, à bâtons rompus, sur les questions du sentiment d’appartenance, d’identité… avec “Alex”).
JM : De ton regard, tu ne vois pas qu’il y a des éléments de construction de la part des abertzale ?
Alex : Ah ! Il y a des trucs que j’aime beaucoup chez les abertzale ! Je me souviens de ma jeunesse à Saint-Jean-Pied-de-Port : à l’âge du désir de changement, je me suis tourné pendant un petit moment vers les abertzale qui proposaient une alternative nouvelle, plus rock ‘n roll, à l’ordre traditionnel. Mais même si mon père est basque, ma mère est béarnaise, et on parlait français à la maison, (d’autant que c’est l’école publique française qui a permis à mon père de devenir instit’, le basque était à son époque la langue de l’ordre social où ses parents étaient au bas de l’échelle) tandis que tous mes potes du village mêlaient basque et français. Du coup, c’est une langue un peu discriminante pour moi : dès qu’eux basculaient naturellement vers le basque, je ne pouvais plus suivre la discussion. (…) En fait, je suis un grand lecteur et si je dois avoir une patrie, c’est la langue française, mais ce sentiment d’appartenance est confus. Je suis jaloux de mon libre-arbitre, de mon caractère individuel : dès que je sens que, pour appartenir à un groupe, je dois mettre sous le boisseau d’autres trucs à moi, j’ai envie de fuir.
JM : C’est un peu mon dilemme. Jusqu’à quel point tu te fonds dans le groupe et jusqu’à quel point tu peux avoir ton libre arbitre. Pouvoir dire “non, là je n’adhère pas”, et le poser face à un groupe. Là c’est compliqué.(…)
Gora gu ta gutarrak !
JM : Pour assez bien connaître, depuis la fin des années 70, le mouvement abertzale, et frustré de Mai 68 car trop jeune, je comprends ce que tu peux mettre derrière le mot “gauchisme”. Je fais partie de ceux qui y ont baigné tout en étant pétri de christianisme. À 15/25 ans, jeunes abertzale de gauche, nous vivions le fait d’être minoritaires comme une fierté, cette marginalité faisait notre identité. C’est ce qui nous a construits. En prenant de la maturité, en sortant de cette marginalité, la plupart d’entre nous avons perdu cette identité. Surtout après les élections régionales et législatives de 1986 où notre génération a décidé de participer à “la lutte institutionnelle”. On devait tout casser sous l’euphorie de la campagne et on a fait royalement 3%. Dure prise de conscience de la réalité représentative. Aujourd’hui encore, certain(e)s intellectuel( le)s abertzale, la cinquantaine aidant, n’ont pas fait ce deuil. Aux municipales bayonnaises, en prônant la formation d’une liste très plurielle et l’élaboration de stratégies d’alliance, je suis allé à la confrontation avec un camp dont le dogme (non dit) est : “compromis = compromission = trahison”. Fermez le ban! In fine, se pose la question d’une participation à la gestion d’une collectivité au sein d’une majorité, en situation minoritaire. Il y a longtemps que je pense qu’on ne peut avoir raison tout seul, que l’on ne peut gagner seul, surtout sur le BAB.
Alex : Ce désir de pureté, c’est aussi de la religion cachée, du millénarisme ! Mangeons aujourd’hui notre pain noir (d’opposants) en attendant le paradis de la société voulue. On recherche/regrette un Pays Basque fantasmé, Rousseau-iste. C’est typique d’un grand nombre de mouvements ou d’idéaux politiques, le plus bel exemple étant le communisme !
JM : Ce qui m’intéresse c’est le BAB et ses 120.000 habitants, près de la moitié de la population d’Iparralde. Comment construire quelque chose ensemble avec des gens, non-abertzale et parfois basques d’origine, qui ont grandi ici, depuis une ou plusieurs générations, et des gens qui sont arrivés juste ces dernières années ?… On ne peut tout partager mais on peut avoir en commun des valeurs. Et chacun avec ses priorités : sociales ou écologistes ou abertzale. A 56 ans, c’est cela qui me booste, tu vois ? (…)
Euskara duena : ez ?
Alex : J’aime dire que je n’ai ni principe ni doctrine, mais que j’ai des valeurs. Peut-être, tel l’orpailleur, as-tu appris à épurer ta conscience politique jusqu’aux valeurs humaines qui peuvent être partagées. De mon point de vue, tu as été victime aux municipales de ce que je crois fondamental dans l’identité basque, et qui fait sans doute qu’elle existe encore : tu as beau apprendre le batua, le souletin, les mutxiko, le dressage de chiens de berger et aller en prison pour tes idées, certains ne te reconnaîtront une identité authentiquement basque que s’ils savent de quelle famille tu es, de quelle maison tu descends.
JM : Ce serait un peu comme le droit d’aînesse ? Il ne devait y avoir qu’un enfant qui reprenne la ferme, garçon comme fille d’ailleurs, sinon c’était la dispersion de la propriété. C’est fondamentalement injuste, mais c’est ce qui a permis la survie, voire le développement, de nombre d’exploitations agricoles.
Alex : Eh oui ! Et au moment où certains abertzale à l’époque des municipales à Bayonne ont dû choisir entre un “AOC” et toi, ils t’ont écarté… De justesse, certes, mais écarté quand même.
JM : Les choses sont, au-delà de la rime, un peu plus complexes, Alex… Bien sûr, même si je suis euskaldun berri, je ne suis pas un bascophone confirmé mais d’autres éléments ont compté comme les erreurs que j’ai pu commettre ou la bataille au sein d’AB au moment des cantonales et des législatives de 2010 à 2012 sur l’ouverture à des alliances adaptées et selon les territoires avec les Verts et par la même la possibilité de ne pas être cornaqué par Batasuna/Sortu. Peut être aussi, que de façon consciente ou non, le choix a pu se faire sur le fait de “bien présenter”, d’avoir diplômes et expérience de gestion, d’être tout neuf en politique et de ne pas avoir de casseroles !
Alex : C’est la prime au “tout nouveau, tout beau” qui a bien manoeuvré en s’appuyant sur des militant(e)s confirmé(e)s lesquels ont été chercher les quelques procurations qui t’ont fait défaut. Et n’oublies pas que la diversité, cela fait peur. En proposant de changer un peu le logiciel en ayant, quasiment à toi tout seul, fait venir l’essentiel des non abertzale, tu suscites à minima interrogations voire même réprobations. Les mentalités sont lentes à faire évoluer, et même, malgré ce que tu peux souhaiter, chez les abertzale ! Pourtant, ce que je ressens, c’est que malgré tout ce que je viens de dire, cet état d’esprit et ces critères bougent, notamment sous l’impulsion du Pays Basque espagnol. Dans la communauté autonome basque sont intégrées, par l’apprentissage de la langue, des personnes, des familles non originaires du Pays Basque. Là-bas, l’équation “euskaldun = basque” souvent proclamée mais au fond rarement appliquée ici, se met en place depuis une génération. Ce qui va être passionnant, c’est de suivre attentivement l’impact de cette forme d’intégration sur l’identité basque !