Dans sa chronique du mois dernier, j’indiquais que les Kurdes pouvaient craindre le pire des purges organisées par le président turc Tayyip Erdogan à la suite de la tentative de coup d’Etat du 15 juillet. Comme on pourra le voir dans cette deuxième partie de chronique, ces craintes étaient fondées.
Le 8 septembre, le ministère turc de l’Education suspendait 11.285 enseignants kurdes suspectés d’avoir des liens avec le PKK. Et trois jours plus tard, c’est le ministre de l’Intérieur qui révoquait, sous le même prétexte, 24 maires kurdes (élus avec des scores de 65 à 95%) et nommait à leur place des administrateurs proches du pouvoir.
Pour le syndicat (classé à gauche) auxquels appartiennent les enseignants suspendus, le pouvoir “veut se débarrasser de tous ses opposants, maintenant que la loi est suspendue à cause de l’état d’urgence. Cela […] polarisera les gens et conduira à de sérieuses conséquences”.
Même son de cloche pour le HDP, le principal parti Kurde qui avait réussi lors des dernières élections à dépasser la barre des 10% au niveau national en s’alliant avec des secteurs progressistes turcs : “n’obéissez pas aux administrateurs, ne transmettez pas leurs ordres. Nous avons été plongés dans une dictature. Nous n’allons pas nous incliner devant un tel homme”.
Pour le parti kurde, “cette action illégale et arbitraire va creuser les problèmes déjà existants dans les villes kurdes et rendre le problème kurde encore plus insoluble”.
Le Kurdistan de Syrie
Mais ce blocage, le pouvoir turc l’assume complètement : “il n’y aura pas d’accord, ni même de papier pour le signer”, vient ainsi de déclarer le Premier ministre turc Binali Yildirim. Grisés par l’impunité avec laquelle ils ont pu démanteler le mouvement güleniste (voir ma chronique du mois dernier), Erdogan et ses proches entendent maintenant éliminer le PKK et toute sa mouvance, au niveau militaire bien sûr, mais également sur le plan culturel.
On ne peut que partager l’inquiétude de ce député du HDP qui, après avoir remarqué qu’il ne restait presque plus d’enseignant kurde au Kurdistan, a interrogé le parlement turc : “est-ce que la purge des enseignants kurdes signifie la début d’un nouveau processus d’assimilation dans la région ?”.
Un des principaux obstacles à la politique d’éradication qu’entend mener Erdogan est l’existence du Rojava (ou Kurdistan de Syrie) où les Kurdes ont proclamé en mars 2016 une “entité fédérale démocratique” dominée par le YPG qui est très proche du PKK. Cette entité longe d’Est en Ouest la frontière entre la Turquie et la Syrie mais n’est pas connexe. Une petite zone d’une centaine de kilomètres de longueur, contrôlée par l’Etat Islamique (EI), sépare en effet le Rojava en deux composantes distinctes.
Les Kurdes voudraient, bien entendu, assurer la jonction entre elles. Dans cette optique, ils préparaient fin août l’assaut de la ville de Jarablus, tenue par l’EI.
C’est ce moment que la Turquie a fort opportunément choisi pour rejoindre la coalition anti-EI menée par les Etats-Unis et lancer l’opération “bouclier de l’Euphrate” ; et le 31 août, les forces armées turques s’emparaient de Jarablus… Il est évident pour tous les acteurs du conflit que la lutte contre l’EI n’est pas la principale motivation de l’entrée en scène de la Turquie dans le conflit syrien.
Erdogan ne cache d’ailleurs pas que son principal objectif est d’empêcher la création d’un Rojava viable : “nous ne commettrons pas la même erreur qu’en Irak” a-t-il ainsi déclaré en se référant au Kurdistan d’Irak qui a fini par s’imposer comme entité autonome.
Les opérations militaires en Syrie dureront donc “jusqu’à ce que le YPG ne soit plus une menace”.
Le problème pour Ankara est que ses objectifs se heurtent à la stratégie de Washington qui s’appuie sur les forces kurdes pour lutter contre l’EI en Syrie.
Bien évidemment
ce rapprochement
de la Turquie avec la Russie
a aussi pour objectif de faire pression
sur les Américains pour qu’ils modèrent
leur soutien militaire
au YPG de Syrie.
Rapprochement avec la Russie
C’est en grande partie pour cette raison qu’Erdogan s’est récemment rapproché de la Russie et de l’Iran qui ont de leur côté manifesté leur bonne volonté en soutenant immédiatement Erdogan lors de la tentative de coup d’Etat, à la différence des puissances occidentales et de l’Arabie Saoudite. Ankara ne revendique désormais plus le départ de Bashar el Assad et défend maintenant l’intégrité territoriale de la Syrie ; elle espère qu’en échange de ce ralliement, Poutine et ses alliés “lâcheront” les Kurdes.
Bien évidemment ce rapprochement de la Turquie avec la Russie a aussi pour objectif de faire pression sur les Américains pour qu’ils modèrent leur soutien militaire au YPG.
C’est une stratégie qui peut s’avérer d’autant plus efficace que les Américains paraissent hésiter entre deux stratégies.
D’un côté, la CIA mise sur les groupes rebelles de l’Armée Syrienne Libre (ASL) et serait ravie du soutien des forces armées turques. Le Pentagone en revanche semble avoir pris acte de la faible efficacité militaire de l’ASL et de son manque de fiabilité politique, et il soutient activement le YPG. Il s’accommoderait très bien d’un Rojava indépendant et susceptible d’être un allié fiable et précieux des Etats-Unis dans la région. L’ASL est trop faible pour s’affronter seule au YPG, mais c’est une autre histoire si elle peut compter sur les forces armées turques. La perspective de l’ouverture d’un nouveau front ASL-Turquie contre le YPG est donc tout à fait plausible…
Cela serait une bouffée d’air pour l’EI et un cauchemar pour Washington qui soutiendrait de fait deux groupes ennemis en guerre ouverte !
Si la Turquie franchit l’Euphrate vers l’Ouest pour reprendre des territoires aux Kurdes, ou si ces derniers le franchissent vers l’Est à la poursuite de leur rêve d’un Rojava viable, ce cauchemar deviendra réalité.
Un peu comme pour le sénat romain qui, il y a près de 2000 ans, espérait que César ne franchirait jamais le Rubicon…