Textes dits lors de la messe des obsèques de Jakes Abeberry, le 5 décembre 2022, ainsi que lors de l’hommage public qui lui a succédé.
Celui qui vient au monde pour ne rien troubler ne mérite ni égards ni patience. René Char, Fureur et mystère, 1948
1960, le Pays Basque est à genoux, sa jeunesse émigre en Amérique ou vers des métropoles françaises, sa langue parlée par beaucoup n’est enseignée nulle part, aux yeux de certains ce n’est qu’un patois de ploucs incapable de dire la modernité, sa culture est folklorisée, réduite à un musée poussiéreux, ses industries traditionnelles une à une ferment leurs portes, le Sud est écrasé sous la botte. Devant un tel tableau, comment croire en l’avenir du peuple basque ? Comment concevoir qu’il puisse peu à peu maîtriser son destin ? Ils seront sept à franchir le pas, sept jeunes gens qui n’ont peur de rien. Ils fondent Enbata, 4+3=1, un mouvement politique, un journal. Parmi eux, un biarrot, fils de boulanger, Jakes Abeberry. Co-rédacteur trois ans plus tard de la Charte d’Itsasu, il définit son credo : « Nous Basques, sommes un peuple, une nation, une démocratie, nous affirmons notre droit à l’unité, à la libre disposition individuelle et collective, nous proclamons notre détermination à réaliser, par l’organisation de la nation et sa reconnaissance, par le plein exercice de la démocratie, la continuité et la vie du peuple basque rassemblé ».
La route de Jakes est tracée. Elle durera 60 ans, la constance inouïe de l’engagement d’un homme au service de sa patrie. Ce ne fut pas un long fleuve tranquille. Elections décevantes, querelles de chapelles, répression et procès, petites trahisons et tentatives de débauchage, Jakes Abeberry a tout surmonté. Parce que cet homme est d’abord un élan — oldarra, euskaraz — une force de caractère peu commune, un enthousiasme qui déplace les montagnes. Rien n’a pu l’abattre. Tabassé, jeté au « gnouf » pendant trente heures avec Ximun Haran, pour avoir vendu Enbata à la criée sur le pont d’Hendaye, défendu pour ces faits par Me Gisèle Halimi, condamné à de la prison et à une amende ; plus tard en gréve de la faim pour la défense des droits des réfugiés, expulsé d’une cathédrale inondée de gaz lacrymogène, entre deux pandores, tel un malfrat ; menacé de licenciement par son employeur — la banque CGIB — sur ordre des RG qui veulent réduire le leader abertzale ; plus tard encore, très lourdement condamné par de petits juges aux ordres, dont l’histoire ne retiendra pas le nom, parce qu’il a dénoncé les liens entre la police française et le GAL. Jakes a résisté à tout. Il est demeuré debout, la nuque raide.
Et surtout il a duré, « ce dur désir de durer » qui a habité sa vie, « en politique, il faut avoir le souffle long », disait-il. Pas un instant il n’a dételé. Face aux vents contraires, il change son fusil d’épaule. Les résultats électoraux sont décevants, qu’à cela ne tienne. Investissons-nous dans la société civile, l’économie et la culture, les mouvements sociaux. Ce seront avec d’autres les aventures de Hemen- Herrikoa, la revendication d’un département Pays Basque, la mise en route d’Euskal kultur erakundea, plus tard celle d’Euskal Herriko Laborantxa Ganbara. Le Pays Basque est à libérer, mais il est aussi à construire. Et dans cette construction nationale, aux yeux de Jakes, la culture et l’économie ont toute leur place. Jamais rien de nostalgique chez lui, Jakes est homme d’action, le visionnaire est aussi bâtisseur, il donne chair à l’utopie.
Jakes que vous avez connu, c’est aussi le verbe bien sûr, le tribun, la parole, un talent partagé par les cinq frères Abeberry, aussi brillants les uns que les autres, du ténor du barreau au prédicateur dominicain. C’est un bretteur dans l’âme, un débatteur redoutable, Jakes aime la bagarre, gizonki, à la loyale. Il est habité par une fougue, un sens de la répartie, une force de conviction qui permettent d’emporter l’adhésion. Tel un pilotari, il relève tous les défis. Un animal politique, un lutteur, il y avait en lui quelque chose du lion, remarqua un jour Thierry Malandain.
Trois faits ont ensoleillé le soir de sa vie : le journal Enbata qu’il avait fondé poursuit sa route. Les mille fleurs de l’abertzalisme continuent d’éclore, c’est le sel de notre terre. Une génération de jeunes prend les rênes de son parti EHBai dont il suivit les travaux jusqu’au dernier jour. Celui qui, sa vie durant, demeura fidèle aux convictions de ses 20 ans, peut dire : mission accomplie.
Jakes Abeberry vient de quitter son corps. En cette église Sainte-Eugénie, c’est ici « le relais où l’âme change de chevaux ». Alors je reprendrai les mots d’un grand écrivain chrétien : « Offrande de la mort qui commence ! Tout ce qui a fait son fruit penche vers la terre, mais l’esprit envoyé par Dieu revient vers lui dans l’odeur de ce qu’il a consumé. Car il faut que le mot passe afin que la phrase existe, il faut que le son s’éteigne, afin que le sens demeure ».
La personnalité de Jakes, l’envergure et la diversité de son action nous rassemblent en ce jour. Demain, chacun de nous aura à coeur d’oeuvrer pour que ce sens demeure, le sens tracé par Jakes Abeberry. Il sera notre boussole.
+ “Euskal Herriaren alde, Enbata” : Le titre emprunte le slogan d’une affiche électorale de 1967 que Jakes Abeberry avait largement inspirée.