L’enfer des passions, Biarritz est à feu et à sang. Trente familles se font la guerre. L’enjeu est de taille, le cap est fixé : abattre le clan Marie, se débarrasser du cacique RPR, tirer un trait sur ses projets d’aménagements immobiliers désastreux. Le maire vient d’être mis en minorité par une opposition atypique, une alliance entre centristes, PS et abertzale. Nous sommes en mars 1991, des élections anticipées vont avoir lieu, feu sur le quartier général. Jakes Abeberry conduit la liste Biarritze bestelakoa, Biarritz autrement. Il met en oeuvre une méthode éprouvée. D’abord rassembler la totalité de son camp « tous derrière son panache blanc », puis ouvrir la liste à des compagnons de route. Parmi eux figure le Dr Pierre Pradier, une personnalité d’envergure internationale : avec Bernard Kouchner, il est co-fondateur de Médecins du monde. Pierre et Jakes se connaissent de longue date, du temps où Pierre Pradier était le leader local du PSU, seul parti politique français à avoir eu de bonnes relations avec le mouvement Enbata(1). La présence symbolique d’un tel personnage sur la liste abertzale fait des vagues. Le microcosme biarrot est déjà en ébullition alors que s’ouvre la campagne. Le célèbre médecin est en mission à l’hôpital de Gaza, dans une Palestine ravagée par la première intifada, la guerre des pierres qui fit 2300 morts. C’est dire combien les guéguerres picrocholines du Rocher de la Vierge doivent lui sembler dérisoires. Obtenir par fax sa candidature signée sur un document officiel a déjà constitué un petit exploit technique.
Fortes pressions
Une campagne électorale à Biarritz, ce sont aussi des mondanités, chacun doit en être pour y être vu. Nous sommes un samedi soir. Le tout Biarritz se presse à la fête d’un mariage huppé, au domaine de Françon, superbe villa très « old England » où flotte encore dans l’air des salons le parfum de l’impératrice Sissi.
Il est minuit passé. Sur le fax d’Enbata au 3 rue des Cordeliers à Bayonne, un message tombe. Il provient de Gaza. Pierre Pradier subit de très fortes pressions de la part d’un de ses proches, le Dr D. Pour la paix des familles, il demande à ne plus figurer sur la liste abertzale. Je me précipite au domaine de Françon pour informer Jakes. Dans la foule, entre valses et tango, j’aperçois Mirentxu, Jakes n’est pas loin. Je lui tends le message. Il est une heure du matin, Jakes fonce vers sa voiture, il court sonner à la porte de Didier Borotra. Le deal est simple : ou bien le Dr. D. retire immédiatement sa demande, ou bien il peut mettre une croix sur sa présence dans la liste d’alliance du deuxième tour. Jakes précise : « J’en fais une affaire personnelle ». Quarante huit heure plus tard, Pierre Pradier confirme sa candidature sur la liste Biarritz Autrement.
Jakes adorait les campagnes électorales, c’est peu de le dire. Cette anecdote montre son exceptionnelle faculté à répliquer, à trouver immédiatement la parade dans « le grand théâtre de la politique », aimait-il dire. Pour ce scrutin, nous jouions dans la cour des grands. J’étais jusqu’alors habitué aux campagnes électorales où nous pesions bien peu, péniblement autour de 5 voire au mieux 7 %, sans réel enjeu de prise de pouvoir, donc sans échanger beaucoup de coups directs avec nos adversaires. Pour abattre Bernard Marie à Biarritz, autre musique, en un instant nous sommes passés de la régionale 2 au top 14. Et ça canardait dur. Chaque matin, nous avions droit à un tir de bazooka. Le génie de Jakes Abeberry était sa capacité à rendre immédiatement coup pour coup, tel un boxeur déchaîné sur le ring, dans un champ de bataille d’une violence inouïe. Tout y passait, des histoires de fric aux affaires de sexe, en passant par les mensonges, les manipulations et les intox, les coups tordus, bref du grand déballage, les égouts et le sordide en prime. Dans l’oeil du cyclone, Jakes olympien menait la danse, il était comme un poisson dans l’eau. Il y nageait avec une grande classe, sans jamais tomber dans les déclarations ou les actes de bas étage qui ne déconsidèrent que leurs auteurs. Pour lui, un combat politique a aussi ses règles, tous les coups ne sont pas permis, il faut le mener plaza gizon bat bezala.
Tract diffusé lors des élections municipales anticipées de 1991 par le maire sortant RPR Bernard Marie et visant Jakes Abeberry. Le texte au vitriol avec logo d’IK dégoulinant de sang en dit long sue l’ambiance… Jakes présenta un recours en diffamation et obtint un franc de dommages et intérêts. La photo figurant sur ce tract réalisée par le photographe Daniel Velez était publiée sans l’autorisation de l’auteur. Il obtint lui aussi la condamnation de Bernard Marie.
Dans le sang
Jakes est né dans la politique, il l’avait dans le sang, il y a baigné dès son enfance. Au milieu des années 60, il fut le bras droit de son frère Maurice qui tenta de battre Guy Petit, sénateur-maire de droite acoquiné avec les franquistes.
Dans les joutes verbales, Jakes faisait preuve d’une étonnante facilité : face aux arguments développés par son adversaire, il restructurait mentalement et à la seconde sa propre argumentation, tout son système de défense et d’attaque. Et déroulait sa réplique sans se perdre dans les détails, avec le sens de la synthèse qui permet de faire mouche.
Il me dit un jour qu’il devait ce talent à son frère aîné Maurice qui fut un ténor du barreau. Étant adolescents, tous deux s’adonnaient souvent à un jeu : choisir un thème et défendre chacun un point de vue diamétralement opposé, jusqu’à perdre haleine.
Plus tard, Jakes Abeberry se sentira très frustré de ne pas pouvoir guerroyer lors de scrutins biarrots ultérieurs : « Après un premier mandat, il faut que nous nous comptions ! », disait-il, « il faut repasser devant les électeurs, sinon, on n’existe plus ! ». Du fait d’un vote interne de Biarritz autrement, les abertzale se sont contentés d’être présents dans les fourgons de Didier Borotra, dès le premier tour.
(1) Au début des années 70, le mouvement Enbata et le PSU ont beaucoup échangé sur la question nationale et le socialisme autogestionnaire. Michel Rocard, vint dire en janvier 1971 lors d’un meeting à Bayonne, son soutien à notre lutte de libération nationale et sociale. Voir à ce sujet Jean-Claude Gillet : Le PSU et la question basque, sa participation à la lutte pour l’émancipation nationale et sociale du peuple basque (1960- 1990), Dossiers et documents de l’ITS, Editions du croquant, 280 pages.