La Navarre est le théâtre d’oppositions fortes aux revendications qui nous sont chères. Pour les abertzale des sept provinces, de quoi réfléchir sur les obstacles à franchir et la pédagogie à mettre en œuvre afin de convaincre.
Les conflits se situent sur le plan linguistique mais aussi symbolique, avec en toile de fond une question nationale et ses affrontements séculaires non réglés. L’actualité navarraise récente en offre quelques épisodes.
Société civile et formations politiques travaillent depuis plusieurs mois sur le deuxième Plan stratégique de l’euskara (2020-2027), un document important qui organise la politique linguistique du gouvernement de Navarre, avec pour objectif la protection et la promotion de l’euskara durant les prochaines années. On sait que la province est divisée en trois zones où notre langue a des statuts différents, du plus étendu au nord, au moins favorable au sud, avec au milieu, une zone mixte. Au détour d’un de ses chapitres, le nouveau plan prévoit « d’étudier la possibilité pour tous les enfants scolarisés de la province d’avoir accès à une connaissance minimum de la langue basque » et il propose « de travailler sur ce projet avec les agents sociaux ». Il s’agit à long terme et de façon consensuelle, de généraliser l’offre d’enseignement du basque dans les collèges de l’ensemble de la province, en allant au-delà des trois heures hebdomadaires proposées par la filière A, la plus hispanophone.
Malgré la prudence du texte, il n’en fallait pas davantage pour susciter à la mi-février une levée de boucliers de la part de Navarra+, la coalition qui réunit la droite espagnoliste et régionaliste UPN-PP associée à Ciudadanos et Vox. Elle dénonce « l’imposition » de la langue basque. Quand on se souvient des moyens et des méthodes déployées hier par l’appareil d’État pour imposer la langue espagnole, l’accusation laisse rêveur.
La province est aujourd’hui dirigée par les socialistes à la tête d’une coalition regroupant Podemos, Ezkerra et Geroa Bai. Elle ne doit le pouvoir que grâce à l’abstention d’EH Bildu. Mais le 17 février, les socialistes renversent l’alliance et votent avec la droite de Navarra+ une motion qui rejette dans le plan stratégique la demande « d’une connaissance minimum de l’euskara pour toute la population scolaire ».
Trouver le bouc émissaire
A un an des prochaines élections, les deux formations espagnolistes de droite et de gauche réagissent brutalement, suivant une logique de citadelle assiégée, comme si l’espagnol devenait une langue minoritaire et opprimée. Alors que la droite navarraise traverse une crise sans précédent qui a vu l’expulsion de ses deux députés à Madrid, rien de tel que de rassembler ses troupes contre un bouc émissaire. L’euskara est ainsi considéré comme un « cheval de Troie, les bascophones étant la cinquième colonne du séparatisme ». De son côté, le PSOE joue sur le velours, il met EH Bildu au défi de renverser la table et… d’installer au pouvoir une droite anti-basque primaire.
Deux ans plus tôt, en février 2020 dans la capitale Iruñea, la droite espagnoliste adoptait avec le soutien des socialistes une nouvelle réglementation visant à réduire a minima la connaissance de l’euskara en ce qui concerne les critères d’embauche du personnel municipal et son usage dans les documents publics. Faire en somme de la « lingua Navarrorum » une « langue étrangère » sur son propre territoire, selon l’élu Marian Aldaia (EH Bildu). L’alliance des socialistes avec la droite sur le dos de l’euskara ne doit donc rien au hasard, cela devient même une constante politique.
Ces deux épisodes permettent de mesurer combien la marge de manœuvre et les possibilités d’avancer des euskaltzale sont étroites dans une province où envers et contre tout, l’euskara progresse peu et à pas comptés. Mais on sait que les mutations sociolinguistiques sont des processus lents, dans un sens positif ou négatif. En 2017, 43 municipalités de la province demandaient à quitter la zone largement hispanophone pour rejoindre la zone linguistique mixte, euskara/espagnol . Le nombre des étudiants qui passent en euskara leur évaluation pour accéder à l’université a progressé de 47 % en dix ans, toutefois l’espagnol demeure dans la pratique la langue archi-dominante dans la société navarraise.
La Korrika en cause
Le 25 mars à Iruñea, l’euskaraphobie est montée d’un cran supplémentaire. Les enfants de la ville devaient participer pendant quelques minutes à des « Korrika txiki », aux alentours d’une vingtaine de centres scolaires, quelques jours avant la grande course-relai traditionnelle en faveur de la langue basque. Le maire UPN-PP Enrique Maya leur a interdit l’accès aux rues de la ville, ils devront se contenter de circuler sur les trottoirs. L’interdiction affecte également les fameux Géants qui devaient les accompagner. Lorsqu’on connaît la taille de ces figurines, la mesure équivaut à une annulation pure et simple. Tout faire pour marginaliser dans l’espace public une manifestation aussi emblématique, en dit plus long qu’un long discours.
Le parlement navarrais a acheté un kilomètre de la prochaine Korrika en soutien à l’enseignement en euskara pour adultes. La décision déplaît fortement à la coalition de droite Navarra+. Le 28 mars un de ses députés dénonce l’usage de « fonds publics » en faveur d’une activité « politisée », la Korrika, est une manière « d’imposer et d’étendre son officialisation à toute la Communauté forale ».
Les députés de Navarra+ et du PSOE au parlement d’Iruñea en rajoutent une couche le 4 avril. Ils présentent une motion au bureau des porte-paroles des groupes politiques. Le texte dénonce « l’utilisation sectaire » de la Korrika « pour la convertir en une plate-forme de revendications des terroristes d’ETA et des revendications de la gauche abertzale ». Est ici visée la présence de panneaux en faveur des presos portés parfois par certains coureurs. Les deux partis demandent que les organisateurs de la Korrika présentent « des excuses publiques et se solidarisent à l‘égard des victimes d’ETA ». Ils concluent que la « Korrika doit officiellement condamner de tels actes, rejette clairement une telle politisation et s’engage fermement à ce qu’ils ne se reproduisent pas dans les prochaines éditions » de la course. Les autres formations Podemos, Geroa bai, EH Bildu et Ezkerra ont évidemment protesté contre cette tentative de « criminalisation » digne du « todo es ETA » cher au juge Garzón. Les organisateurs ne peuvent tout contrôler à tous moments…
Cette motion a finalement été rejetée, la règle voulant que l’unanimité soit nécessaire pour son adoption. Le parlement navarrais verse une subvention de 3267 euros à la Korrika et son président Unai Hualde (Geroa bai/PNV) y a participé en bonne place, lors de la traversée d’Iruñea. Une couleuvre de plus à avaler pour Navarra+ et les socialistes.
Femmes indépendantes de gauche censurées
En écho, même son de cloche au sud de la Navarre. « Femmes indépendantes de gauche » est une association qui propose des activités dans la cité de Villafranca. Elle souhaitait organiser le 19 mars un spectacle musical avec le soutien de la commission « Femmes et égalité » de la municipalité. Comme d’habitude, l’association publie une affiche bilingue. Refus de la mairie dirigée par Maria del Carmen Segura, membre de Navarra+, au nom de la « Ley del Vascuence » qui indique que la cité est située en zone non bascophone. Selon ce texte, l’usage de l’euskara dans un document public n’est pas obligatoire ; « mais il ne l’interdit pas !», réplique le groupe Femmes indépendantes de gauche qui ajoute : «Nous sommes face à une nouvelle preuve d’autoritarisme et de haine à l’égard de l’euskara, joyau du patrimoine navarrais ».
Cancel culture
Après l’euskara, sus aux symboles, bonjour la cancel culture. Atarrabia (Villava) est une commune de 10.000 habitants située au nord-est d’Iruñea. Elle est surtout connue comme étant la cité du coureur Miguel Indurain. L’écusson traditionnel du Pays Basque Zazpiak bat avec ses sept provinces et le nom Euskal Herria (1) figure en haut d’un équipement sportif municipal, le fronton. Voir les chaînes de Navarre associées aux autres provinces ne plaît pas au comité local de l’UPN et à ses élus qui siègent dans l’opposition. Ceux-ci présentent un recours auprès du tribunal administratif de Navarre qui rend sa décision le 15 mars. La cour demande que l’écusson soit effacé, elle suit en cela le point de vue de l’UPN : la présence de l’écusson basque viole le principe de neutralité politique des pouvoirs publics qui doivent être objectivement au service de l’intérêt général. En décodé, cela veut dire que si une commune affiche un symbole, un écusson ou un drapeau espagnols, cela est parfaitement neutre ; en revanche un drapeau ou un symbole basques ne l’est pas. Suite à cette décision, EH Bildu qui dirige la cité, « s’interroge sur le type de vivre ensemble qu’il est possible de construire en niant et en humiliant les symboles ».
Expressions de vieux conflits historiques
Tous ces conflits qui pourraient paraître anecdotiques n’arrivent pas par hasard. Au risque de friser l’anachronisme on peut affirmer qu’ils plongent leur racine dans un débat politico-militaire né il y a cinq siècles, lorsque les rois espagnols conquirent la Navarre. Pour eux, il s’agissait d’une union. Pour beaucoup de Navarrais et leur monarque de l’époque, le mariage se fit par l’épée et le sang versé. Les guerres carlistes et le soulèvement franquiste de 1936 ravivèrent les plaies de combats fratricides. Le général Mola n’eut de cesse que de massacrer ses opposants, en particulier les premiers cadres politiques du PNV en Navarre. La Constitution de 1978 et les institutions issues de la Transition ne réglèrent rien, bien au contraire. La poursuite de la lutte armée d’ETA à partir du début des années 80, plonge en grande partie ses racines dans le refus espagnol d’envisager une formule de réunification des quatre provinces d’Hegoalde. Depuis que la Navarre est intégrée à l’Espagne, elle n’a jamais été consultée par référendum pour lui demander son avis sur la question.
La virulence de la droite espagnoliste et son attitude très défensive s’expliquent aujourd’hui par son éviction d’un pouvoir local qu’elle considérait comme lui revenant de droit, parce que détenu depuis longtemps. Que son maintien dans l’opposition soit le fait d’une alliance où les abertzale ont leur place, rend la chose plus insupportable encore.
Comment sortir de cette situation bloquée ? Comment les abertzale peuvent-ils peu à peu neutraliser les forces « euskaraphobes » et bascophobes » ? De quelle manière contourner les verrous ? Comment parvenir à convaincre le « marais », à le faire basculer dans le bon sens ? Les opposants s’expriment le plus bruyamment, mais un certain basquisme existe aussi en Navarre, incarné hier par Juan Cruz Allí, peut reprendre un jour le dessus.
Dans une société aussi anciennement fracturée, modifier un sentiment d’appartenance et déboucher un jour sur un « changement de patrie », semble une gageure. La bataille culturelle et linguistique peut jouer ici un rôle essentiel, point n’est besoin ici de rappeler l’exemple catalan. La présence d’un bloc déterminé, d’une minorité aussi active qu’irréductible, demeure essentielle. Mais encore faut-il que ce moteur soit capable d’agglomérer, de construire des consensus partiels —« mous », tiqueront certains— de gagner des batailles ponctuelles, de séduire pour convaincre plutôt que de provoquer. Notre combat de longue durée a pour enjeu une province qui demeure « terre de mission ». Se soulager ne fait guère « avancer le schmilblick ». La radicalité la plus affichée ou provocatrice réveille le camp adverse, elle suscite des radicalités plus fortes encore qui trouvent des relais dans l’appareil d’État. Nous le constatons pour la question de l’élargissement des presos. Au-delà des différences historiques, autant d’éléments qui rapprochent les abertzale d’Iparralde de ceux de Navarre.
(1) Le comble veut que l’on doive l’essentiel de ces symboles à d’éminents Navarrais, les écrivains Axular en 1643 et Arturo Campión à la fin du XIXe siècle.