Cet article de la philosophe Aïcha Liviana Messina (*), paru dans le Monde du 28 juillet, suscitera l’intérêt des lecteurs d’Enbata. La prise de parole en langue mapuche par Elisa Loncon, présidente de l’Assemblée chilienne, renvoie chez nous à celle d’Egoitz Urrutikoetxea à l’assemblée de la CAPB. La Constitution du Chili qui doit impérativement changer pour régler des problèmes de société, les conflits « liés aux terres ancestrales », la mise en avant des « traditions républicaines » pour s’opposer à E. Loncon, font écho à nos luttes en faveur de la loi Molac ou pour la préservation de nos terres agricoles par Lurzaindia. Nous ne sommes pas seuls. D’un bout à l’autre de la planète, les peuples dominés s’affrontent aux pouvoirs d’États qui leur opposent souvent les mêmes sornettes.
La présidente de l’Assemblée constituante utilise le mapudungun, la langue du peuple mapuche. Un acte bien plus que symbolique, estime la philosophe Aïcha Liviana Messina.
L e 4 juillet, Elisa Loncon est élue présidente de l’Assemblée constituante chilienne. Elle salue l’Assemblée en mapudungun, la langue parlée par le peuple mapuche, qui depuis des années lutte pour son autonomie politique. A chaque fois qu’Elisa Loncon commence une conversation ou un discours public, elle prend d’abord la parole en mapudungun avant de continuer en espagnol.
Parler une langue que seule une fraction minime de la population peut comprendre a un effet politique immédiat : c’est lorsqu’on ne comprend pas une langue qu’on commence par l’entendre. Ce qu’on entend du dehors, puisqu’on ne comprend pas, frappe nécessairement du dedans, puisque ce qui résonne c’est une langue exclue et dont on est privé. Cela, dès lors, a un effet politique sur le long terme car être privé d’une langue, c’est être privé des conditions nécessaires pour être un sujet – un sujet qui peut répondre d’une histoire, de soi, et ainsi se constituer en sujet de droit.
«Etre privé d’une langue,
c’est être privé des conditions nécessaires
pour être un sujet
—un sujet qui peut répondre d’une histoire, de soi,
et ainsi se constituer en sujet de droit ».
Ces mots, ces salutations, ces remerciements qu’Elisa Loncon prononce depuis des années en mapudungun à la télé et à la radio ont fini ainsi par agir. Aujourd’hui – et du jour où elle a été élue –, on ne parle plus seulement d’inclure un certain nombre de sièges pour les peuples originaires à l’Assemblée constituante, on parle aussi des multiples langues utilisées par les multiples populations qui font partie du Chili ; on parle aussi et surtout de la langue comme d’un droit fondamental. Nous ne sommes donc pas dans une optique inclusive mais dans une optique refondatrice. En parlant plusieurs langues, Elisa Loncon ne cherche pas seulement à obtenir la reconnaissance des peuples originaires, celle-ci se faisant de fait dans la langue qui, jusque-là, les a ignorés ; elle nous rappelle que c’est par la langue que nous devenons un sujet et que l’on peut acquérir et constituer des droits.
La proposition de changer de Constitution au Chili a été décidée en novembre 2019, un mois après le début du mouvement social qui a explosé à Santiago. L’« accord pour la paix et la nouvelle Constitution », tel qu’il a été baptisé, a été souscrit par divers partis et mouvements politiques, impuissants à offrir une réponse au mouvement social. Cette proposition a donc été une réponse à un mouvement qui s’en prenait au système politique dans son ensemble et ainsi, tacitement, à son pilier : la Constitution. Le mot d’ordre d’octobre 2019 était : « il ne s’agit pas de trente pesos mais de trente ans », suggérant que la cause de l’explosion sociale n’était pas l’augmentation du prix des transports publics mais les trente années de transition démocratique qui ont suivi la dictature de Pinochet (1973-1990).
Créer de nouveaux sujets
Au cours de ces trente années, il y a certes eu des changements fondamentaux, et même des modifications apportées à la Constitution rédigée pendant la dictature. Toutefois, une modification n’est pas une rupture. La matrice de la Loi fondamentale rédigée sous le régime de Pinochet est restée intacte. Si un certain nombre d’aides sociales ont été mises en oeuvre, s’il est vrai, par ailleurs, que certains services publics bénéficient de plus de moyens, les structures politiques et sociales restent en revanche fortement définies par les politiques néolibérales établies pendant la dictature.
Depuis, le Chili a certes gagné en pouvoir d’achat, le régime politique a de toute évidence changé de nature, mais les structures permettant d’articuler des revendications politiques sont parcellisées, limitées à quelques syndicats d’entreprise ou concentrées dans les milieux étudiants. Par ailleurs, les conflits liés aux terres ancestrales s’exacerbent. Ce qui s’installe ainsi avec le néolibéralisme, c’est un silence politique, une impossibilité de sortir de la sphère privée de l’entreprise qui n’a, par ailleurs, pas de rempart à sa propre précarité.
La proposition de rédiger une nouvelle Constitution répond ainsi à la nécessité de briser un silence politique. On comprend dès lors l’importance de l’élection d’Elisa Loncon, qui, depuis des années, s’adresse aux journalistes et au public en plusieurs langues. Ce plurilinguisme brise un silence politique qui va bien au-delà du contexte chilien. Il a, par ailleurs, l’effet performatif de créer de nouveaux sujets politiques : non seulement ceux qui parlent une langue qui n’a pas encore « droit de cité », mais ceux – nous tous – qui ont à se l’approprier. Car ce dont il s’agit ne concerne pas seulement l’ensemble des langues des peuples originaires du Chili (l’aymara, le mapudungun, le quechua du Sud, le rapanui, le kawéskar, le chesungun), mais de notre possibilité générale de nous constituer en sujet politique, de faire monde en nous rapportant les uns aux autres, de briser le monolinguisme de l’entreprise ou le silence du néolibéralisme. Les langues d’Elisa Loncon sont celles qui manquent à la politique en général.
Le jour où Elisa Loncon a été élue présidente de l’Assemblée constituante, plusieurs membres du gouvernement se sont empressés de la féliciter tout en l’invitant à la « prudence » et à la « raison ». Dans un tweet, le président Piñera l’appelle à recueillir « les traditions républicaines et les valeurs de notre peuple », comme si madame Loncon n’avait pas été élue par un peuple et comme si elle ne faisait pas elle-même partie du peuple. De toute évidence le gouvernement a peur, non toutefois d’une éventuelle irrationalité d’Elisa Locon, mais bien des possibilités de raisonner qu’offrent les langues.
(*) Aïcha Liviana Messina est professeure de philosophie et directrice de l’Institut de philosophie à l’université Diego Portales au Chili. Elle est l’autrice de « L’Anarchie de la paix. Levinas et la philosophie politique » (CNRS, 2018) et de plusieurs articles publiés dans la revue « Esprit »