Si on peut raisonnablement prédire le mouvement dans un système à deux objets, comme celui de la Terre autour du Soleil, l’irruption dans le système d’un autre élément le rend imprévisible. Comment doit s’adapter la démarche abertzale pour mettre en orbite ses trois planètes, euskara, culture et projet politique ?
Avant d’être une série Netflix à gros budget ou une très bonne trilogie de science-fiction, le problème à trois corps est une énigme bien connue des mathématiciens. Décrire de façon générale la trajectoire de trois corps qui s’attirent dans un système donné reste un mystère. L’abertzalisme avec ses trois composantes constitutives est un peu un problème à trois corps où on est souvent tenté d’associer l’euskara, la culture basque et le projet politique dans chacun de nos gestes. On voudrait ainsi que toutes nos orgas, actions et communications soient à la fois engagées, en basque et riches en références culturelles locales. Ce réflexe idéaliste peut pourtant être contre-productif si l’on cherche à ce que le mouvement atteigne ses ambitions. A défaut de trouver une solution générale à ce problème insoluble, tentons d’en décomposer les différents paramètres pour des réponses les plus adaptées.
Ainsi, on pose les trois composantes du modèle abertzale tel que :
- La langue : parler et vivre en euskara est sûrement l’alpha du projet abertzale.
- La culture : transmettre l’histoire, la culture, les coutumes et les visions du monde construites en euskara est le deuxième fondement. Cette transmission culturelle est en effet dissociée de la langue dont elle provient, même si elle reste alors imparfaite et limitée. Par exemple, on n’a pas besoin de bien parler japonais pour appréhender la culture et les mentalités nippones, mais il est évident que cela aide.
- Le projet politique : l’intégration de ce troisième corps au modèle abertzale complexifie grandement l’équation. Déjà de par son importance, son centre de gravité faisant parfois concurrence à la langue. Puis parce qu’il a deux faces : d’abord le projet de société qui s’est étoffé au cours des années de lutte, de sorte qu’aujourd’hui cette vision politique globale est constitutive de notre mouvement. Un projet alternatif, démocratique, respectueux de l’environnement, empreint de justice sociale, égalitaire entre les femmes et les hommes, inclusif et solidaire…
Et puis la question institutionnelle : porter un tel projet pose forcément la question des compétences et des moyens nécessaires à la mise en oeuvre. Ces trois hélices de l’ADN du mouvement abertzale lui sont donc indissociables au risque de perdre tout sens. Un projet politique qui ne s’ancre pas dans la culture et où l’euskara est absent, est-il encore abertzale ? Et un territoire où l’euskara serait généralisé mais où personne ne se battrait pour préserver le territoire contre la spéculation, les projets écocides et les mesures xénophobes et misogynes, l’est-il davantage ?
La voie du milieu
Entre laisser complètement de côté un fondement de l’abertzalisme et exiger une forme de purisme qui nous condamne à l’entre-soi, il y a toute la complexité d’une réalité. C’est une réponse globale que le mouvement doit garantir entre toute la diversité des organisations et initiatives qui le composent. Ainsi il est normal et même souhaitable que certaines initiatives se concentrent davantage sur l’une ou l’autre afin de rendre leur action plus efficace. Ce qui importe, c’est que leur but poursuivi s’inscrive dans le cadre du projet abertzale et permette d’atteindre un objectif collectivement défini.
Si nous souhaitons parvenir au taux ambitieux de 30% d’euskaldun en Iparralde d’ici 2050 comme fixé dans la feuille de route Herri Bidea de Bagira, nous pourrions nous réjouir de ce qu’une offre de formation en euskara, peut-être moins militante qu’AEK, se développe en parallèle. Ou bien promouvoir les créations littéraires et audiovisuelles en basque qui sortent de nos sujets abertzale de prédilection.
De la même façon, adaptons sans tabou nos communications politiques et militantes aux électeurs, notamment dans les villes de la côte où la part des abertzale est très minoritaire afin de diffuser nos idées le plus largement possible. Cela n’empêche pas la même organisation de contrebalancer avec des communications plus radicales en parallèle.
Cette chronique aurait également pu s’intituler : éloge de la complexité. Plutôt que de chercher à adopter un modèle d’actions qui cochent en permanence toutes les cases, nous devons accepter la complexité et les paradoxes de nos ambitions si on veut pouvoir les atteindre.