Point de bascule

Bombardement du plus grand camp de réfugiés de la bande de Gaza, mardi 31 octobre 2023.

Par sa violence et son ampleur, l’attaque du Hamas contre Israël le 7 octobre dernier est sans précédent. Tour d’horizon sur les voies politiques que l’on peut entrevoir aujourd’hui.

Né en 1800 en Virginie, Ted Turner était selon les historiens un esclave doué « d’une intelligence naturelle hors du commun ». Persuadé d’être investi d’une grande mission par le Tout Puissant, il mena en 1831 une insurrection sanglante, exhortant ses compagnons à « tuer tous les Blancs ». En deux jours, les rebelles massacrèrent une soixantaine d’hommes, de femmes et d’enfants avant d’être vaincus. La stratégie de Turner visant à répandre « la terreur et l’alarme » chez les Blancs pour les forcer à se confronter à la brutalité inhérente à l’esclavagisme était-elle légitime ? Efficace ? Parce que Turner était instruit et prédicateur, les États du Sud adoptèrent des lois « anti-alphabétisation » interdisant l’éducation des esclaves et des Noirs libres, et restreignirent les libertés civiles des Noirs libres. Ce durcissement législatif aurait-il été possible sans le prétexte des exactions de Turner et des siens ?

Deux siècles plus tard, la même question se pose en Palestine : l’attaque du Hamas contre Israël le 7 octobre dernier, inédite par sa violence et son ampleur, permettra-t-elle de faire avancer la cause palestinienne ou l’enfoncera-t-elle encore un peu plus ? Dans son texte « Israël-Palestine : la question morale », publié le 22 octobre sur Mediapart, Edwy Plenel fait une analyse très fine des aspects moraux liés à l’opération « déluge d’al-Aqsa ». Essayons donc plutôt ici de démêler un peu les perspectives politiques que cette opération a ouvertes.

Manque d’anticipation ?

Dans une interview à Al-Jazeera le 12 octobre, Salah al-Aruri, numéro deux du Hamas et l’un des fondateurs de sa branche militaire, les brigades al-Qassam, explique que le Hamas a voulu mener une attaque préventive pour anticiper une offensive d’Israël. « A notre surprise, explique-t-il, les installations militaires ont été détruites en trois heures ». Selon lui, les combattants avaient reçu l’instruction « de ne pas tuer de civils, de femmes, d’enfants et de personnes âgées, de ne pas nuire aux intérêts de la population civile, et de ne combattre que des soldats et des militants ». Mais des habitants de Gaza se seraient infiltrés par la brèche ouverte dans la bordure de protection, « créant une situation de chaos […] ce qui a entraîné des morts civiles ». On n’est évidemment pas obligé de le croire sur parole, mais cette interview accrédite l’idée que le Hamas n’avait anticipé ni l’ampleur ni les conséquences de ses actes.

Ce manque d’anticipation serait d’ailleurs cohérent avec son histoire. En 2006, le mouvement islamiste s’était présenté aux élections législatives palestiniennes en escomptant de bons résultats qui lui permettraient de tirer certains bénéfices politiques sans avoir à reconnaître les accords d’Oslo. A sa grande surprise, le Hamas remporta les élections devant le Fatah, le parti du Président de l’Autorité Palestinienne Mahmoud Abbas. Ismaël Haniyeh se retrouva Premier ministre, sans trop savoir quelle stratégie suivre. Un an plus tard, après de violents affrontements avec les forces de sécurité fidèles au Fatah, le Hamas prit le contrôle total de la bande de Gaza et se retrouva sans l’avoir prévu à la tête d’un territoire de plus de deux millions d’habitants, sous blocus, et désormais complètement isolé du reste de la Palestine.

Le manque d’anticipation des conséquences politiques de l’attaque du 7 octobre transparaît à travers la réaction de ses alliés régionaux. Selon Reuters, Khamenei aurait demandé à Haniyeh de « faire taire les voix » au sein du Hamas qui appellent l’Iran et le Hezbollah à entrer dans la guerre. Les Iraniens estiment, rapporte Al Monitor, que « les dommages résultant de la participation militaire de l’une des factions [liées à l’Iran] seraient bien supérieurs aux bénéfices », et que la région « serait entraînée dans une guerre ouverte et incontrôlable ». Selon un conseiller du Premier ministre irakien, les Américains auraient « explicitement » fait savoir qu’en cas d’intervention de l’Iran ou du Hezbollah, ils cibleraient le régime syrien, les commandants des factions irakiennes et libanaises, et des cibles vitales en Iran. Un commandant des Unités de Mobilisation Populaires (une coalition de milices ayant combattu l’État Islamique en Irak) résume : « Pour une raison qui nous échappe, Mohammed al-Deif [chef des brigades al-Qassam] et quelques dirigeants du Hamas ont pris leur décision seuls […]. On ne sait même pas quelle est la prochaine étape ou quel est le plan alternatif pour faire face aux réactions israéliennes. Deif nous met tous dans une situation embarrassante et devant un fait accompli ».

Riposte démesurée

C’est évidemment la population de Gaza qui souffre le plus de ce fait accompli. La riposte israélienne est d’une démesure en accord avec les propos du ministre de la Défense : « Nous combattons les animaux humains et nous agissons en conséquence ». Un autre ministre a estimé qu’une « bombe nucléaire sur Gaza pour la raser et tuer tout le monde » était « une option » (il a été recadré mais pas renvoyé). D’autres voudraient délocaliser la population civile de Gaza dans une île artificielle ou en Égypte, dans la péninsule du Sinaï. Selon le site israélien Ynet, Netanyahou aurait fait du lobbying autour de cette proposition auprès de plusieurs dirigeants européens. En contrepartie, une partie de la dette colossale de l’Égypte serait annulée. Sans surprise, l’Égypte ne veut pas entendre parler de cette proposition.

Fait-on davantage progresser le fondamentalisme islamique en essayant d’embarquer le Hamas dans un nouveau processus de paix ou en le laissant incarner seul la résistance palestinienne ?

 

Pour le président américain Joe Biden, « Gaza et la Cisjordanie devraient être réunifiées sous une même structure de gouvernance, à terme sous une Autorité palestinienne revitalisée », une fois le Hamas chassé du territoire. C’est également l’option défendue par le chef de l’opposition israélienne, Yaïr Lapid. Le Secrétaire d’État américain Anthony Blinken évoque la possibilité d’une force intérimaire pour assurer la transition, mais en l’absence d’accord entre le Hamas et le Fatah, quel pays serait prêt à envoyer des troupes pour sécuriser la bande de Gaza ? Pour fixer les idées, l’UNIFIL, déployée à la frontière israélo-libanaise, a été désignée comme cible militaire légitime par l’Iran en cas d’extension du conflit.

Pour beaucoup, Marwan Barghouti pourrait être l’homme de ce renouveau. Membre du Fatah dont il critique depuis longtemps la corruption, et souvent présenté comme le Mandela palestinien, il est emprisonné depuis plus de 20 ans en Israël.

 

De toutes façons, le problème palestinien n’est évidemment pas circonscrit à la bande de Gaza. La Cisjordanie fait face à une offensive sans précédent des colons, soutenus par l’armée. Impossible dans ces conditions que « l’Autorité Palestinienne aille gérer Gaza », estime Mohamed Shtayyeh, le Premier ministre palestinien, ce serait « comme si l’Autorité Palestinienne débarquait à bord d’un F-16 ou d’un tank israélien ». Mais que propose l’Autorité Palestinienne ? Complètement corrompue, elle n’en finit pas de se déliter sous les ordres d’Abbas qui, à 88 ans, s’accroche au pouvoir. Son équipe n’a opposé aucun plan politique aux propositions des Israéliens et des Américains pour Gaza, et elle s’emploie en Cisjordanie à contenir la résistance à l’occupation. De plus en plus de nationalistes palestiniens demandent au Fatah de saisir cette rare opportunité historique de redevenir un mouvement de libération.

Qui pour négocier ?

Mais c’est l’Organisation de Libération de la Palestine (OLP), pas le Fatah, qui représente officiellement les Palestiniens dans les négociations internationales. Dans sa composition actuelle, le Fatah y occupe une place hégémonique car ni le Hamas ni le Djihad Islamique n’y participent. On ne voit donc pas, selon l’ancien Premier ministre palestinien Salam Fayyad, « comment l’OLP pourrait prendre le moindre engagement à la non-violence pour tenter de relancer le processus de paix ». Fayyad avait remplacé Haniyeh au poste de Premier ministre en 2007 et est peu susceptible de sympathie envers le Hamas, mais il défend « un élargissement inconditionnel de l’OLP pour inclure toutes les principales forces, dont le Hamas et le Jihad Islamique ». Un gouvernement approuvé par une OLP ainsi élargie pourrait être en mesure de parler au nom des Palestiniens s’il s’accompagne d’un changement de leadership au sein du Fatah. Pour beaucoup, Marwan Barghouti pourrait être l’homme de ce renouveau. Membre du Fatah dont il critique depuis longtemps la corruption, et souvent présenté comme le Mandela palestinien, il est emprisonné depuis plus de 20 ans en Israël. Selon un sondage réalisé en septembre, si des élections présidentielles avaient eu lieu, Haniyeh les aurait remportées confortablement devant Abbas (58% contre 37%) mais se serait largement incliné contre Barghouti (38% contre 60%).

Marwan Barghouti, membre du Fatah dont il critique depuis longtemps la corruption, et souvent présenté comme le Mandela palestinien.

Ce n’est certainement pas le type d’Autorité Palestinienne « revitalisée » à laquelle pense Biden mais on ne voit pas comment une solution politique réaliste pourrait ignorer le Hamas. On peut le déplorer, mais sa popularité est indiscutable en Palestine et dans le monde arabe où il incarne la résistance palestinienne. Avec son keffieh rouge, Abu Ubaydah, porte-parole des brigades al-Qassam, est devenu une véritable icône. Selon un sondage, au Liban, 80% de la population soutient l’opération al-Aqsa ; même parmi les chrétiens, ce soutien s’élève à 60%. Fait-on davantage progresser le fondamentalisme islamique en essayant d’embarquer le Hamas dans un nouveau processus de paix ou en le laissant incarner seul la résistance palestinienne ?

Les projets racistes et coloniaux n’ont malheureusement pas besoin que les opprimés aient recours à la violence pour prospérer. Au XIXème siècle aux États-Unis, les premières lois « anti-alphabétisation » étaient apparues après la publication de l’« appel aux citoyens de couleur du monde » de David Walker, en 1829, avant la révolte de Turner. En Cisjordanie aujourd’hui, les Israéliens n’ont pas besoin du Hamas pour procéder, selon les termes de l’ex-ambassadeur de France en Israël, à un « nettoyage ethnique » qui ne touche pas uniquement les Arabes, comme en atteste l’actuelle offensive sur le quartier arménien. Cela n’implique pas bien sûr que toute forme de violence est légitime, mais de nombreuses personnes sont aujourd’hui prêtes à faire ce sophisme. Il est urgent de leur proposer une alternative.

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