Au cours de ses 10 années de circulation, l’Eusko a montré qu’il était bien plus qu’une monnaie. Un véritable réseau porteur de valeurs, un outil de solidarité locale, et un moyen de reprendre le pouvoir sur le devenir de notre territoire. Ce 15 avril, à l’Eusko Eguna d’Espelette, la monnaie locale du Pays Basque fêtera ses 10 ans au service du territoire. En amont de cet important rendez-vous, Enbata a échangé avec Mendi Esteban, une des bénévoles fondatrices du projet et actuelle membre du Comité de Pilotage et Régis Eneriz, responsable événementiel et de la relation avec les associations. Une occasion de découvrir les forces, les raisons de la réussite et les projets d’avenir de l’Eusko.
10 ans après sa naissance, quelles caractéristiques de l’Eusko en font un véritable outil de transformation du territoire ?
Mendi : Utiliser l’eusko, c’est faire vivre les acteurs économiques locaux, et bien plus. Avec plus de 3,5 millions d’eusko en circulation, cela signifie 3,5 millions d’euros qui irriguent l’économie locale. Et qui restent sur le territoire, à la différence d’un euro qui va en sortir après quelques échanges. Cela veut aussi dire des centaines de nouvelles relations commerciales locales, car plus de la moitié des professionnels ont pris au moins un nouveau fournisseur pour ré-utiliser leurs eusko. On a là des bénéfices très concrets pour le territoire en termes de relocalisation des échanges et de développement des circuits courts.
Régis : L’Eusko est aussi un réseau de solidarité aux valeurs fortes, qui renforce le lien social entre plusieurs milliers de personnes : on compte 4 000 particuliers et 1 300 professionnels. Un autre bénéfice pour le territoire est le soutien à la vie associative. En 10 ans, 250 000 euros ont été remis en eusko à 70 associations locales, qui oeuvrent dans des domaines très variés : environnement, éducation, solidarité, langue basque, sport, culture…
Mendi : Et pour finir, il faut parler de l’euskara, dont la présence dans l’espace public est un pilier de l’Eusko. Grâce à un partenariat avec l’Office Public de la Langue Basque, nous en sommes aujourd’hui à 350 professionnels du réseau ayant mis en place un affichage bilingue.
Qu’est-ce qui a permis à l’Eusko de connaître cette belle progression ?
Mendi : L’Eusko s’est construit sur un territoire ayant une conscience collective forte et un tissu militant déjà créé, ce qui nous a évidemment facilité la tâche. Une des forces du projet, c’est de renforcer ces valeurs auxquelles le Pays Basque nord est attaché. Les habitants l’ont bien compris et c’est pour cela qu’ils se sont emparés du projet aussi rapidement. De plus, le Pays Basque bénéficie de nombreux médias, et ceux-ci ont relayé chaque nouveau pas du projet, permettant de le faire connaître.
Régis : Le soutien des collectivités a également permis de légitimer le projet aux yeux de la population. Cela n’a pas été facile, avec notamment en 2018 une bataille juridique avec la Préfecture pour que la ville de Bayonne puisse utiliser la monnaie locale. Mais ça s’est bien terminé avec une convention qui fait maintenant référence.
Mendi : Il faut aussi parler de l’évolution des moyens de paiements, qui ont considérablement accru et facilité l’utilisation de la monnaie locale. En plus des billets, l’eusko numérique a vu le jour en mars 2017. Et aujourd’hui, 200 000 eusko sont changés automatiquement chaque mois sur les compte eusko des adhérent·e·s, ce qui accroît rapidement la masse monétaire en circulation. Le franchissement des 4 millions d’eusko en circulation n’est plus qu’une question de semaines ! C’est d’ailleurs grâce au déploiement de l’eusko numérique que l’Eusko est devenue la plus importante monnaie locale d’Europe, franchissant le million d’unités en circulation à l’automne 2018.
Régis : Un élément du succès de l’Eusko est aussi le système du Don 3 %, qui permet de financer la vie associative locale. Pour chaque change d’euro en eusko, Euskal Moneta, l’association qui gère la monnaie locale, verse un supplément de 3 % du montant à l’association parrainée par l’utilisateur·trice. Ce don ne coûte donc rien à l’utilisateur·trice, et a permis l’année dernière de verser plus de 60 000 eusko à 58 associations du territoire. C’est un complément de financement pour les associations, et une incitation à utiliser l’Eusko : en soutenant l’association de son choix, on oeuvre également pour l’intérêt général du territoire.
36 municipalités adhérentes en plus de la Communauté d’Agglomération Pays Basque… l’utilisation de la monnaie locale par les collectivités n’était pourtant pas vue d’un bon oeil au niveau de la Préfecture. Qu’est-ce qui a débloqué la situation et quelles nouvelles possibilités proposent les collectivités à l’usage d’une monnaie locale ?
Mendi : Les premières collectivités locales ont rejoint l’Eusko en 2016 avec Hendaye, Ustaritz, Mendionde, puis Bayonne. Mais lorsque cette dernière a voté à l’unanimité l’utilisation de la monnaie locale pour ses dépenses (indemnités d’élu·e·s, subventions, etc.), la préfecture des Pyrénées-Atlantiques s’est obstinée à tenter de suspendre cette décision. Au terme d’une bataille juridique de plusieurs mois, la préfecture a finalement consenti un accord pour permettre ces paiements. C’était une première dans l’État français, et c’est un modèle de convention ensuite largement repris par d’autres collectivités : Lyon, Nantes, Grand Angoulême, etc.
Régis : La situation s’étant débloquée, de nombreuses régies publiques ont pu ac- EKONOMIA cepter les paiements en eusko : piscines, spectacles, stationnement, emplacement de marché, médiathèques, aide à domicile, centres sportifs, etc. Et côté utilisation, les collectivités s’en servent pour payer leurs factures aux entreprises locales, régler des indemnités d’élu·e·s, ou encore pour verser des subventions.
Mendi : Il faut quand même dire que même si l’utilisation de la monnaie locale par les collectivités est possible, le cadre réglementaire qui s’applique est très contraignant. On peut parler d’aberration, à l’heure de la prise de conscience collective sur l’importance de la relocalisation de l’économie. Et d’autant plus lorsqu’on sait qu’un paiement en monnaie locale génère a minima 25 % de revenus supplémentaires pour le territoire qu’un paiement en euros.
Quels sont les axes prioritaires sur lesquels Euskal Moneta travaillera à l’avenir pour poursuivre le développement de l’Eusko ?
Mendi : Au quotidien, on a tendance à oublier que notre acte d’achat est notre premier acte militant. « Par mon acte d’achat je cautionne un système. » L’Eusko compte déjà 4 000 personnes utilisatrices conscientes de ce pouvoir de changement, et le développement du nombre de particuliers, ainsi que l’intensification de leur utilisation de la monnaie locale est un enjeu décisif sur les prochaines années.
Régis : Oui, et pour y répondre, la présence sur le terrain sera renforcée, avec notamment le retour de la fête annuelle Eusko Eguna, ou encore en allant à la rencontre du public sur des événements d’autres associations, marchés, etc. De plus, de nouveaux outils sont en préparation pour faciliter encore plus l’utilisation de la monnaie locale au quotidien. L’intérêt est d’inciter les particuliers à varier leurs habitudes, et à se rendre chez de plus en plus de professionnels différents. À ce propos, un autre axe de travail est la fluidification de la circulation au sein du réseau professionnel. L’enjeu est, au-delà de travailler à toujours plus de possibilités de réutilisation de la monnaie locale, de construire un réseau qui maille efficacement l’économie du territoire.
Mendi : Enfin, pas de développement de l’Eusko sans une pérennisation de sa structure. Et cela passe notamment par un renforcement de son autofinancement. Nous étions à 76 % en 2021, et nous progressons chaque année, grâce en grande partie aux cotisations des adhérent·e·s.
Pour célébrer les 10 ans de l’Eusko vous avez décidé d’organiser un Eusko Eguna particulier, marquant un changement d’échelle afin de l’inscrire dans le panorama des événements socioculturels majeurs du Pays Basque. Comment vous y êtes-vous pris et à quoi ressemblera la nouvelle version de cette fête populaire annuelle de l’Eusko ?
Régis : Cela fait plusieurs mois que nous travaillons sur son organisation et son programme, afin d’en faire une grande fête populaire à destination de tous les publics. En journée, nous aurons des conférences, un marché de producteurs et de créateurs, un brunch paysan et des pintxo de chefs pour le repas du midi, de nombreuses animations pour les enfants (jeux gonflables, spectacle de marionnettes, balades à dos d’âne, etc.), une découverte ludique de l’euskara avec Mintzalasai, un spectacle de danse avec Oinak Arin, des jeux traditionnels avec Gaia et des animations musicales tout au long de la journée : txaranga, batucada, Herrian Kantuz. Et le soir, on continue la fête avec les concerts de Mouss et Hakim (de Zebda), Willis Drummond, et le Bal du Samedi Soir.
Mendi : Cet événement se veut fédérateur et rassembleur, à la croisée des dynamiques culturelles, économiques, paysannes, alternatives et solidaires. Toutes les personnes s’étant investies dans le projet de ses débuts jusqu’à aujourd’hui, occasionnellement ou régulièrement, mais aussi tou.te.s les curieuses et curieux se retrouvant dans les valeurs de l’Eusko sont invité·e·s à venir célébrer les 10 ans de la monnaie locale du Pays Basque ce samedi 15 avril à Espelette.