Face à un « droit des peuples » insuffisant, la voie de l’émancipation peut plus sûrement aboutir par la construction d’un modèle de société capable de plaider une reconnaissance internationale.
Mes deux dernières chroniques consacrées au droit des peuples à l’autodétermination ont montré que c’est une version light de l’autodétermination qui s’est imposée au fil des ans (l’autodétermination « interne ») et qu’il n’existe toujours pas de définition claire des titulaires de ce droit (les fameux « peuples »). En pratique, l’autodétermination interne est une notion tellement vague qu’elle ne garantit rien, à l’exception notable de la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones, adoptée en 2007. Les autres nations sans État peuvent-elles en tirer une quelconque inspiration pour progresser dans leur démarche d’émancipation ? C’est en 1966 que les Nations Unies ont adopté une motion stipulant que « tous les peuples ont le droit de disposer d’euxmêmes. En vertu de ce droit, ils déterminent librement leur statut politique et assurent librement leur développement économique, social et culturel ». Mais en dehors éventuellement des cas de décolonisation, une nation sans État ne peut en pratique se prévaloir de ce droit pour faire sécession. Ainsi, la cour suprême du Canada estime dans son « renvoi relatif à la sécession du Québec » de 1998 que « les sources reconnues du droit international établissent que le droit d’un peuple à disposer de lui-même est normalement réalisé par voie d’autodétermination interne – à savoir la poursuite par ce peuple de son développement politique, économique, social et culturel dans le cadre d’un État existant. Le droit à l’autodétermination externe (qui, dans le présent cas, pourrait prendre la forme de la revendication d’un droit de sécession unilatérale) ne naît que dans des cas extrêmes dont les circonstances sont par ailleurs soigneusement définies ».
Intégrité territoriale
Le professeur en philosophie politique Michel Seymour remarque par ailleurs que « le droit à l’autodétermination interne est réduit à bien peu de chose. On a choisi d’interpréter ce droit en le réduisant à un droit de représentation politique », alors qu’on peut en formuler d’autres modalités d’exercice : « le droit à un gouvernement autonome », « le droit de participer à la conversation constitutionnelle », « le droit de se donner la constitution de son choix » ou « la reconnaissance du peuple au sein de la constitution de l’État souverain ». Si ces modalités ne sont toujours pas reconnues en droit international, c’est parce que « le principe du respect de l’intégrité territoriale a fini par prendre le dessus sur le droit à l’autodétermination interne ». Mais le droit international n’est pas figé pour autant. Il a ainsi évolué pour les peuples autochtones, comme en témoigne l’adoption en 2007 de la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones. Cette déclaration réaffirme leur droit à l’autodétermination mais se place explicitement dans le cadre d’une autodétermination interne ; elle a cependant le mérite d’en préciser les contours, comme le fait que « les peuples autochtones […] ont le droit d’être autonomes et de s’administrer eux-mêmes pour tout ce qui touche à leurs affaires intérieures et locales ». Pour l’anthropologue Irène Bellier, « le droit international distingue dorénavant le droit des minorités qui fait appel aux droits de la personne et les droits des peuples autochtones qui s’attachent aux collectifs ». Plusieurs États reconnaissent désormais les droits des peuples autochtones dans leur propre constitution, notamment en Amérique latine. L’exemple le plus avancé est celui de la Bolivie qui, dans sa Constitution de 2009, se définit comme « État plurinational » et reconnait 36 langues officielles et de nombreux droits aux populations indigènes.
Peuples autochtones
Ainsi, pour les peuples autochtones, le droit international est parvenu à définir les modalités d’exercice de l’autodétermination interne. Si cela a été possible, c’est déjà parce qu’a priori, il n’y pas d’ambigüité sur les titulaires de ce droit, les « peuples autochtones ». Cette concrétisation du concept général d’autodétermination interne peut-il s’appliquer à d’autres peuples sans État ? Il faudrait dans un premier temps surmonter les réticences de la communauté internationale à reconnaître des « peuples ». Ainsi, la Cour de Justice Internationale admet la circonstance « qu’une certaine population ne [constitue] pas un “peuple” pouvant prétendre à disposer de lui-même », et la France a précisé en signant la déclaration sur les droits des peuples autochtones, qu’elle ne s’appliquerait qu’aux départements d’outremer ayant un passé colonial, et qu’elle ne reconnaissait que des « populations » et non des « peuples ». Comme l’explique le juriste Alexis Le Quinio, « l’emploi du vocable “population” au lieu du terme “peuple” renvoie à un élément constitutif de l’État plutôt qu’à une communauté́ autonome liée par une culture spécifique ». Pour espérer que des droits puissent être reconnus à une nation (au sens d’un peuple et de son organisation), il est impératif selon Seymour d’en déterminer les contours, et pour cela d’affiner la distinction entre nation civique et nation ethnique que j’avais évoquée dans une chronique précédente ; Seymour distingue ainsi des nations « culturelles », « sociopolitiques », « diasporiques », « multiterritoriales », « multisociétales », etc. Cette caractérisation n’est pas facile car ces définitions reposent en partie sur « des autoreprésentations collectives qui font qu’il y a des composantes subjectives et objectives à la notion de peuple, des composantes stables et des composantes moins stables ». La caractérisation des minorités nationales par le philosophe Will Kylicka —elles sont présentes dès la fondation de l’État-nation, ont déjà eu une autonomie, ont une culture et une langue commune, et des institutions propres— reste quant à elle trop générale pour être effective…
Auto-identification
Mais l’essentiel n’est peut-être pas là. En effet, si la déclaration de 2007 s’est révélée effective, ce n’est pas uniquement parce que les « peuples autochtones » y étaient clairement définis comme titulaires des droits. La déclaration ne contient en fait aucune définition de ce qu’est un peuple autochtone ; elle considère même que l’auto-identification en tant qu’autochtone est un critère fondamental. Cela avait d’ailleurs permis à l’époque à Autonomia Eraiki de déclarer que les Basques sont un peuple autochtone et de revendiquer à ce titre auprès de l’ONU les droits détaillés dans la déclaration, avec le succès que l’on imagine. Si des droits ont été octroyés aux peuples autochtones au terme de plusieurs décennies de luttes, c’est plutôt, comme l’explique Le Quinio, parce que leur lutte a su s’inscrire « dans le cadre d’une prise en compte croissante et d’une reconnaissance au niveau international puis constitutionnel de problématiques d’intérêt universel » en lien avec la question environnementale. La nature joue en effet un rôle important dans la plupart des cultures autochtones (voir par exemple la place de la Pachamama, ou Terre-Mère, dans les Andes), et l’on ne peut donc reconnaître celles-ci sans protéger celle-là. Ainsi, la déclaration de 2007 garantit « le droit à la terre, au territoire et aux ressources naturelles » ainsi que « le droit à la consultation préalable, libre et informée » en cas de projets potentiellement nuisibles à l’environnement. La constitution bolivienne va jusqu’à stipuler que les peuples indigènes ont le droit de « vivre dans un environnement sain, avec une gestion et une utilisation appropriées des écosystèmes ». Au Canada également, la Cour suprême reconnaît désormais que l’intérêt pour la terre des Indiens est vraiment spécifique, qu’il représente « davantage que le droit à la jouissance et à l’occupation ». Pour Le Quinio, « le droit collectif à la terre des peuples autochtones se détache du droit de propriété́ individuelle pour embrasser une conception collective visant à garantir le bien-être de ces communautés » et, indirectement, le nôtre. La déclaration de 2007 n’aurait probablement pas réussi à s’imposer sans cela… Pour ces mêmes raisons, il est probablement illusoire pour les nations sans État d’espérer construire une majorité sociale en faveur de l’autodétermination au simple prétexte que c’est un « droit ». Dans le contexte de polycrise actuel, quand chancèle la possibilité même d’un avenir viable, la défense du droit à l’autodétermination du peuple basque par exemple, et a fortiori de son indépendance, apparaîtra de plus en plus décalée si elle ne s’incarne pas dans un projet de société. Qui a envie de lutter pour un Euskal Herri qui ressemblerait à la République d’Irlande, un paradis fiscal où la langue vernaculaire n’est parlée quotidiennement que par 1,8% de la population ?
Projet de société
Nous pouvons en revanche puiser dans notre culture les bases d’un projet de société qui nous redonne l’espoir et l’envie de nous mobiliser. L’agriculture paysanne s’est développée ici avec Amalur en référence, l’attachement à l’euskara est une source d’épanouissement culturel non consumériste, le mouvement coopératif une inspiration pour un développement économique soutenable, etc. Dans la conclusion de l’excellent livre d’anticipation de Kim Stanley Robinson « le Ministère pour le futur », qui montre une humanité qui a su se mobiliser pour faire face au changement climatique, on peut lire que vers 2050, « le système coopératif de Mondragon se répandait à travers l’Europe, et il commençait à s’implanter ailleurs… C’est l’Espagne qui était à la traîne, parce qu’on n’aimait pas à Madrid que les Basques aient autant d’influence ». Pour prendre un exemple dans la même veine, nous avons les ressources pour proposer aujourd’hui en Euskal Herri un modèle économique et social original de développement et d’exploitation des énergies renouvelables, proportionné à nos besoins, et qui bénéficie à toutes et tous. Un modèle issu de la volonté collective du peuple basque, mais que tout le monde pourrait utiliser et adapter. Si, comme les peuples autochtones, nous parvenions à convaincre les autres nations que notre projet de société contribue également au bien-être commun, nous pourrions raisonnablement espérer être soutenus dans notre droit à le concrétiser. Et construire son modèle de souveraineté au lieu de le faire découler d’une définition sur laquelle nous n’avons pas de prise, comme le statut autochtone, est le plus sûr moyen d’éviter que ce ne soit une coquille vide.