Michel Feltin-Palas (Infolettre, « Sur le bout des langues », L’Express)
Non seulement un enfant bilingue apprend plus facilement une troisième ou une quatrième langue, mais il sait aussi se mettre plus facilement à la place des autres.
Comme le dit la publicité, ce que vous allez lire est “incroyable, mais vrai”. Imaginez un bébé de 4 à 6 mois dont le père est anglophone et la mère francophone. Placez ce même bébé devant un écran. Maintenant, coupez le son et diffusez l’image d’une personne parlant anglais puis, le son toujours coupé, diffusez l’image d’une autre personne parlant français. Eh bien, croyez-le ou non, les scientifiques en ont apporté la preuve : le bébé se rend compte que les deux personnes n’emploient pas la même langue. Comment ? En lisant sur les lèvres, tout simplement – un exercice auquel il est habitué pour différencier les deux idiomes employés dans sa famille. En revanche, un nourrisson élevé dans une famille monolingue ne sera pas capable d’établir cette distinction.
J’ai découvert cette expérience dans l’étonnant livre rédigé par le neuropsychologue et linguiste espagnol Albert Costa, Le Cerveau bilingue (1). Et des enseignements comme ceux-là, l’ouvrage en regorge. Jugez plutôt :
· Quelques heures après sa naissance – vous avez bien lu – un nourrisson est capable de distinguer deux langues qui sonnent de manière différente. Comment le sait-on ? Grâce à une autre expérience étonnante. Plus un bébé est attentif, plus il tète rapidement. Ainsi, faute de nouveauté, son taux de succion diminue si on lui répète “ba, ba, ba, ba”. Mais si l’on insère tout à coup une autre syllabe, par exemple : “ba, ba, ba, pa”, son taux de succion augmente – alors même que la variation est minime. Il en va a fortiori de même si, après lui avoir fait entendre seulement des phrases en turc, on insère tout à coup une phrase en japonais. Son taux de succion augmente aussitôt, ce qui veut dire qu’il a reconnu qu’on s’adressait à lui dans une autre langue !
· Un enfant bilingue connaît plus de mots au même âge qu’un enfant monolingue. Nuançons. Un enfant qui parle français et allemand, par exemple, connaît moins de mots en français qu’un enfant monolingue français et moins de mots en allemand qu’un enfant monolingue allemand. En revanche, il connaît davantage de mots au total. Contrairement à ce que l’on a longtemps cru, il ne subit donc aucun retard dans l’acquisition du langage. Il a simplement deux fois plus de termes à apprendre !
· On le pressentait, mais c’est désormais prouvé : un enfant bilingue apprend plus facilement une troisième langue. C’est a fortiori le cas si cet idiome supplémentaire appartient à une famille proche. Un francophone aura ainsi plus de facilité à maîtriser l’italien que le vietnamien.
· Il ne suffit pas d’entendre une langue pour l’apprendre : il faut aussi un lien social. Des enfants monolingues anglais de 9 mois ont été exposés à un tuteur leur parlant mandarin. Au bout d’un mois, ils étaient capables de distinguer les sons de cette langue avec autant d’aisance que des petits Chinois. La même expérience a été tentée en remplaçant l’interlocuteur humain par la télévision ou une cassette audio. Résultat ? Néant.
· Le bilinguisme aide à se mettre à la place des autres. Un enfant éduqué dans deux langues développe une capacité supérieure à adopter le point de vue de son interlocuteur. Les tests effectués pour mesurer cette capacité sont éloquents : à 4 ans, elle est présente chez 60 % des enfants bilingues, contre seulement 25 % des enfants monolingues.
· Le bilinguisme retarderait même les effets de la maladie d’Alzheimer. De fait, les personnes maîtrisant deux langues consultent un neurologue en moyenne quatre ans plus tard que les monolingues, ce qui pourrait signifier que le bilinguisme contribue à différer la détérioration du cerveau. Des travaux complémentaires doivent cependant encore être menés sur ce sujet avant d’arriver à des conclusions définitives.
Le bilinguisme précoce offre donc non seulement des avantages pour les apprentissages scolaires, mais aussi pour les relations sociales et, peut-être, pour la santé. J’en déduis – vous m’avez vu venir – que la France aurait évidemment tout intérêt à valoriser ses langues dites régionales – encore parlées par une dizaine de millions de personnes, rappelons-le. Pour ma part, je rêverais que tout petit Français (hors Ile-de-France, évidemment) soit systématiquement éduqué en trois langues : celle de sa région, celle de son pays et une langue internationale de son choix. A Dax, on apprendrait ainsi le gascon, le français et l’espagnol ; à Dunkerque, le flamand, le français et le néerlandais ; en Nouvelle-Calédonie, les langues kanakes, le français et l’anglais, et ainsi de suite.
Notre pays ferait ainsi coup double : il valoriserait enfin sa diversité culturelle interne tout en offrant aux enfants de France un atout formidable pour leur réussite scolaire et relationnelle.
Chiche ?
(1) Le Cerveau bilingue, par Albert Costa, Editions Odile Jacob.