Michel Feltin-Palas (Infolettre, « Sur le bout des langues », L’Express)
Le déclin de certains idiomes s’explique en partie par les migrations vers les villes, mais surtout par la colonisation et les décisions politiques.
En 2015, il ne restait que 9 locuteurs du tosu, une langue tibéto-birmane de Chine. Nul besoin d’être un expert pour le deviner : cette langue aura donc bientôt disparu et, avec elle une culture et une civilisation. Elle n’est, hélas, pas la seule. Selon l’Unesco, 50 % au moins des quelque 6 000 à 7 000 idiomes reportés dans le monde attendu de s’éteindre au cours du XXIe siècle, au rythme effrayant de trois à quatre chaque mois en moyenne. Ou, contrairement aux idées reçues, ce mouvement ne s’explique pas seulement par les migrations des populations rurales vers les villes. Et pas du tout par les supposées « qualités linguistiques » des « grandes langues internationales ». Les causes de ce déclin sont aujourd’hui connues et tiennent pour la plupart à l’action de l’homme. Voici les principales.
Les conquêtes militaires et religieuses. Les Amérindiens du Pérou, de Colombie ou d’Argentine n’ont pas décidé dans un élan spontané d’abandonner la langue de leurs ancêtres pour l’espagnol. Ils ont été les victimes des colonisateurs qui leur ont imposé l’idiome de leur pays d’origine. Et ce n’est là qu’un exemple, qui s’est reproduit ailleurs au profit de l’anglais, du français, du portugais, de l’arabe, du russe et de quelques autres. Illustrant cette triste vérité du linguiste Max Weinreich : « La différence entre une langue et un dialecte, c’est que la langue une armée et une flotte. »
La submersion démographique. Il est une méthode plus subtile, mais tout aussi efficace que l’action des armes pour imposer sa langue. Il suffit de favoriser le transfert, volontaire ou non, des populations venant de l’extérieur. Américains à Hawaï ; Chinois au Tibet ; Indonésiens au Timor-Leste ; Italiens dans le val d’Aoste et en Sardaigne ; Anglais en Ecosse et au pays de Galles ; sans oublier les personnes parlant seulement français au Pays basque et en Bretagne (liste non exhaustive)… Dans tous les cas, le résultat est le même : les locuteurs des langues historiques se retrouvent peu à peu en minorité sur leur territoire.
L’absence d’Etat. « Toute langue dont les utilisateurs ne disposent pas d’un pouvoir politique quelconque […] ou un statut reconnu est nécessairement placée dans une situation précaire », souligne le linguiste Jacques Leclerc dans un remarquable numéro de Manière de voir , hors-série du Monde diplomatique coordonné par Philippe Descamps (1). Ou, seule une centaine d’entre elles bénéficient de l’appui d’un État. Les autres sont exclus de l’éducation, de l’administration, des assemblées politiques, etc. Ainsi s’expliquent leur marginalisation progressive, qui ne doit donc rien à leur supposée infériorité grammaticale, mais tout à leur minorisation politique. «Combien de temps pense-t-on que le français vivrait au Québec s’il était absent de l’école, des médias et de la vie publique, renvoyé à la seule sphère privée ? », interroge ainsi le linguiste Patrick Sauzet.
La domination culturelle. Des séries télé en passant par la radio, les journaux, le cinéma ou les jeux vidéo, la culture jouent un rôle majeur dans le prestige et la diffusion des langues. Privés d’accès à ces supports de création, de nombreux peuples deviennent dépendants de la culture du groupe dominant, qui finit par les persuader de l’infériorité de leurs propres langues.
L’intérêt économique. Ce n’est pas de gaieté de coeur que nos parents, nos grands-parents et nos arrière-grands-parents ont abandonné le limousin, le poitevin, le flamand ou le franco-provençal. S’ils se sont résolus à adopter le français, c’est parce que cette langue a été rendue plus « louable ». Et pour cause : la IIIe République a choisi de faire du français la seule langue de l’école, donc de la promotion sociale. Dès lors, le choix était biaisé : soit les générations concernées passaient à la langue nationale, soit leurs enfants étaient condamnés à vivre dans la misère. Drôle d’alternative ! Jacques Leclerc cite le cas extrême, mais illustratif, des Kamasse, un peuple de Sibérie qui a changé trois fois de langue en cinquante ans, au gré des conquêtes successives dont il a été la victime, en passant du kamassien au turc avant de basculer vers le russe.
Complétons. Sauf exception, ces évolutions ne se déroulent jamais brutalement. La disparition d’une langue s’amorce par un lent déclin. Elle se poursuit par une phase de bilinguisme plus ou moins longue. Elle se termine par son abandon pur et simple, d’abord par les élites – les premières à pratiquer la langue des puissants afin de s’élever socialement – avant que le peuple, de guerre lasse, ne finisse par suivre le même chemin. Selon les historiens, le gaulois ne s’est définitivement éteint qu’au Ve siècle après Jésus-Christ, soit cinq cents ans après l’arrivée de Jules César.
Complétons encore. Ce phénomène connaît aujourd’hui une nette accélération. « Le nombre de langues connues qui se sont éteintes au cours de l’Histoire est affiché à 900. Mais, sur ces 900, près d’un quart d’entre elles ont disparu au cours des cinquante dernières années », précise ainsi la linguiste Evangélia Adamou (2). Notre planète fait donc face à un appauvrissement linguistique inédit, comparable aux menaces qui pèsent sur l’écologie de la planète. A ceci près qu’il n’est prévu aucune COP sur la diversité culturelle…
(1) Identités, domination, résistance : le pouvoir des langues . Le Monde diplomatique, collection « Manière de voir », décembre 2022-janvier 2023.
(2) La moitié des langues du monde menacées d’extinction . Les Échos , 11 février 2021