Faire partager son plaisir au décryptage de l’évolution de l’espèce humaine par ses lectures, tel est l’heureux propos de Beñat Oihartzabal. On y prend goût.
Peut-être, le lecteur de ces lignes, a-t-il lu il y a quelques mois le best-seller planétaire de Yuval Hariri intitulé Sapiens. Une brève histoire de l’humanité(1). Alors, il se souviendra probablement que cet ouvrage ambitieux distingue trois grandes périodes dans l’histoire des humains, chacune inaugurée par une révolution modifiant radicalement l’évolution de notre espèce : la révolution cognitive (à la suite de laquelle apparut l’espèce humaine il y a environ deux millions d’années), la révolution agricole (il y a environ dix mille ans, à l’orée de la civilisation) et la révolution scientifique (il y a environ cinq cents ans, à l’origine de notre modernité).
Il n’est pas de mon intention de proposer dans Enbata une recension de cet ouvrage qui a reçu de nombreuses et élogieuses critiques dans la presse francophone lors de sa parution en traduction française.
Toutefois, ce rappel me permet d’introduire le livre dont je voudrais parler ici et qui traite en particulier de la deuxième des révolutions mentionnées par Hariri: la révolution agricole, qualifiée par ce dernier de “plus grande escroquerie de l’histoire”. Il s’agit d’un ouvrage que le préfacier de l’édition française (l’anthropologue Jean- Paul Demoule) considère comme un ouvrage “d’anthropologie anarchique”, ce qui devrait retenir l’attention des lecteurs appartenant à la sensibilité libertaire de l’abertzalisme (??), mais plus largement à celle de tous ceux qui s’intéressent à la politologie, à l’écologie et à l’histoire de longue distance.
L’ouvrage est, disons-le d’entrée, plaisant à lire, clair dans son argumentation, très bien informé, bref, brillant. Son titre : Homo domesticus. Histoire profonde des premiers Etats. Son auteur : James C. Scott, américain, professeur émérite de science politique et d’anthropologie à l’université de Yale, un des principaux auteurs formant le courant de la susnommée anthropologie anarchique.
Le propos général du livre consiste en une remise en cause radicale du ‘récit standard’ par lequel depuis des générations nous concevons le passage préhistorique, d’un monde de petits groupes de chasseurs cueilleurs nomades et dispersés, à celui de populations sédentaires regroupées, maîtrisant les techniques d’agriculture et d’élevage comme d’irrigation, et organisées dans des centres urbains et des structures potentiellement ou pleinement étatiques. Ce passage est, avons-nous tous appris, et continuent d’apprendre les jeunes dans nos collèges et lycées, la conséquence d’une formidable avancée vers le progrès humain et le bien-être des populations. Scott, s’attache à montrer qu’il s’agit là d’une idée erronée, que ses recherches ont conduit, à sa grande surprise, à remettre en cause : “Je partais pour l’essentiel des hypothèses sur la domestication des plantes et des animaux, la sédentarité, les premiers centres urbains et les premiers Etats considérées comme vraies par les chercheurs non familiers des découvertes des deux dernières décennies. A cet égard, ma propre ignorance, et ma stupéfaction de découvrir l’étendue de la fausseté de ce que je tenais pour vrai se sont révélées être un avantage au moment d’écrire à l’intention d’un public nourri des mêmes idées erronées”. (p.10). “On supposait que l’agriculture avait été un grand pas en avant pour l’humanité en termes de bien-être, de nutrition et de temps libre (p.11). (…) il y a d’excellentes raisons de penser que, du point de vue matériel, l’existence en dehors de la sphère de l’Etat – l’existence barbare – a sans doute été plus facile, plus libre et plus saine que celle des membres des sociétés civilisées, du moins de ceux qui ne faisaient pas partie de l’élite”. (p.12)
On pourrait multiplier ici les citations qui rompent de façon radicale avec les croyances communes diffusées depuis des décennies par le récit standard. Celles relatives à la formation des États ne seraient pas les moins intéressantes, en ces temps où la réflexion historique, n’est pas moins stato-centrée que dans le proche passé des deux siècles précédents.
Je m’abstiendrai de le faire, préférant engager le lecteur éventuellement séduit par de tels propos, à lire directement l’ouvrage, quitte à prendre en charge personnellement la formulation des leçons pratiques de cette aggiornamento du récit préhistorique.
Je regrette quant à moi, que l’auteur se soit gardé de s’aventurer sur ces terrains intellectuellement moins assurés et plus risqués des réalités actuelles.
Quelques remarques incidentes, concernant en particulier l’anthropocène et la situation écologique montrent qu’elles ne le laissent pas l’auteur indifférent, non plus d’ailleurs que les questions relatives au pouvoir, et aux formes par lequel celui-ci peut être utilement combattu par des positionnements de résistance et d’insoumission.
Mais on se reportera plutôt pour cela à son ouvrage : Petit éloge de l’anarchisme (2019, Lux).
(1) Yuval Noah Hariri. Sapiens. Une brève histoire de l’humanité. Traduction de P-E. Dauzat. Albin Michel. 2015.