L’État s’est recentralisé dans l’urgence, il entend profiter de la situation pour le coup d’après. Catalans et Basques ne veulent rien lâcher sur le vote du budget espagnol, la récupération des compétences et le droit à l’autodétermination. Telle une loupe grossissante, la pandémie révèle les blocages, les questions non résolues d’un Etat et ses fragilités.
Conflits et crises peuvent faire bouger les lignes. Dans le système instable qu’est la répartition des pouvoirs entre centre et périphérie outre-Pyrénées, chacune des parties en présence a les yeux rivés sur le coup d’après.
La réaction première de l’État central a été de dépouiller par décret les communautés autonomes de leurs compétences en matière de police, de santé et de transport. L’affaire a été relativement facile pour les premières, dans la mesure où les polices autonomes demeurent marginales en temps normal au profit de la police nationale, de la garde civile, des services secrets et de l’armée. Le hic sur le plan sanitaire est, selon la sacrosainte et immuable Constitution, que les pouvoirs autonomes détiennent la quasi totalité de cette compétence. A Madrid, le ministère de la santé n’est qu’une coquille vide qui fonctionne au ralenti. Mais le gouvernement s’est arrogé les pleins pouvoirs, y compris sur les laboratoires pharmaceutiques et le secteur privé de la santé. Le ministère du budget a été chargé de mettre en oeuvre les procédures d‘achat de matériel technique, son homologue de la santé ne pouvant faire face. Au moment où chaque minute comptait, dix jours avant de déclarer l’état d’urgence sanitaire —le 14 mars— le premier ministre Pedro Sanchez interdit aux Communautés autonomes de se procurer sur le marché international des millions de masques et du matériel médical, tests, combinaisons, etc. Quatre jours plus tard, le gouvernement tourne casaque et autorise les Communautés autonomes à procéder à des achats… auprès de fournisseurs, soit qui n’en disposent plus, soit qui proposent du matériel défectueux et/ou à des prix exorbitants. Après avoir «castré» les Communautés autonomes, puis cafouillé dans la gestion de la crise, la concertation entre Pedro Sanchez et les présidents des autonomies ne pouvait que finir en eau de boudin. Un scénario exactement inverse de celui mis en oeuvre par Angela Merkel.
Querelles de moyens, querelles de calendriers, querelles de chiffres
Le président de la Communauté autonome de Castille-Léon, peu connue pour ses velléités irrédentistes, souligne que toutes les autonomies se sont équipées en quarante ans d’infrastructures sanitaires de haut niveau. Si cette compétence était demeurée entre les mains de l’Etat, ces moyens seraient 40% inférieurs à ce qu’ils sont aujourd’hui. En 19 ans, la Castille a construit cinq hôpitaux supplémentaires et le personnel médical est passé de 18.000 à 30.000 salariés.
Dans ce contexte, les tensions ne font que croître et embellir entre gouvernement et pouvoirs autonomes, sur fond d’urgence mortifère et de conflits au couteau concernant la répartition des moyens matériels. Madrid, un des épicentres majeurs de la pandémie, étant accusé de truster ces moyens au détriment des populations périphériques, parfois aussi touchées que la capitale par le virus.
Querelles de moyens, querelles de calendriers, querelles de chiffres, les morts n’étant pas comptabilisés de la même façon partout, querelles de procédures de confinement et de dé-confinement, le tout sur fond de méfiance, d’arrières pensées politiques, avec en background des conflits non résolus vieux de plusieurs siècles. Les politiques des deux bords font parfois des efforts pour ne pas trop mettre en avant leurs dissensions, tant cela peut se retourner contre eux aux yeux des électeurs. Concurrences et tiraillements instaurent un climat de défiance assez détestable. Les communautés autonomes les plus pauvres dont les territoires sont quasi désertiques, voient arriver de riches résidents fuyant la capitale, éventuellement porteurs du virus. Pedro Sanchez toujours dépourvu de majorité pour faire voter son budget 2020, parvient le 22 avril à faire voter par le parlement la troisième prorogation du confinement, mais avec difficultés et un débat houleux, puis lors de la session de contrôle du 30 avril. Les incohérences des prémisses d’un dé-confinement durant le week-end du 25 et 26 avril, où l’on voit les Espagnols soudain envahir les rues, en rajoutent une couche dans les tensions et les inquiétudes.
Yeux tournés vers l’Allemagne
Le système espagnol de santé mis en place en 1986 a pris pour modèle le Service national de santé britannique (NHS). Il fut choisi, non pas pour ses qualités intrinsèques, mais parce qu’il était plus cohérent par rapport à la… Constitution espagnole, avoue le 5 avril, Pedro Pablo Mansilla, chef de cabinet du ministre de la santé. “La réalité juridique s’est imposée” sur tout le reste et “nous avons fait du système britannique un totem”, ajoute-til. On croit rêver. Les yeux se tournent vers l’Allemagne qui, comme chacun sait est un des grands pays européens à avoir le mieux géré la crise du Covid 19. Au ministère espagnol de la santé, des voix s’élèvent en faveur de mécanismes de type fédéral. Le conseil inter-territorial où sont représentés tous les gouvernements régionaux doit disposer de pouvoirs exécutifs sur la base de décisions prises à la majorité qualifiée. L’institut de santé publique Charles III chargé de la recherche en bio-médecine doit s’inspirer dans son fonctionnement comme dans ses compétences, de l’institut allemand Robert Koch: à l’échelon fédéral, ce centre épidémiologique est responsable du contrôle et de la lutte opérationnelle contre les maladies, la recherche appliquée et la santé publique. Quant aux pays d’Europe du Nord, le Danemark (434 décès), la Norvège (201 morts), la Suède (2100) et la Finlande (190 morts), la mise en oeuvre très hâtive des mesures de confinement, l’ampleur des moyens et la discipline exemplaire des populations, donnent des résultats qui font pâlir d’envie tous les peuples de la Péninsule.
Nouveau pacte de la Moncloa
L’immense pataquès espagnol offert depuis des semaines fait dire le 20 avril à Meritxell Budó, porte-parole du Govern, qu’une Catalogne indépendante aurait été plus efficace dans la gestion de cette crise : mesures prises beaucoup plus tôt, comme l’ont fait la plupart des petits Etats européens, applications concrètes et mieux adaptées par les municipalités, tout cela dans un climat de confiance qui dans l‘Etat espagnol, fait largement défaut. Tous pensent déjà à l’après coronavirus.
Le premier ministre veut relancer un nouveau “pacte de la Moncloa”, faisant référence au pacte du même nom qui fut celui de la transition démocratique de l’Espagne en 1977. L’inflation était de l’ordre de 30% par an et le pays en cessation de paiement. C’était avant la création de “l’Etat des autonomies”. Les voici donc aujourd’hui associées à ce projet de nouveau pacte. Pedro Sanchez veut mutualiser la dette publique en instaurant un mécanisme provisoire de solidarité.
Le Lehendakari Iñigo Urkullu ne digère toujours pas de s’être vu imposé la procédure de confinement, sans concertation aucune, “une tutelle permanente”, selon un “modèle d’État provincial”. Les tissus économiques et sociaux de l’Extremadure et du Pays Basque n’ont rien à voir. Il est logique de tenir compte des réalités du terrain pour des mesures lourdes de conséquences, dans un pays aussi industrialisé et urbain que le nôtre. Urkullu ne supporte plus le “commandement unique” exigé par Madrid dans la phase de désescalade actuelle et demande la mise en place de “mécanismes de discussions bilatérales”, pour négocier les modalités de déconfinement en application des lois organiques de santé publique. Comme dans d’autres domaines, ce sont les nationalistes basques qui réclament l’application du droit commun espagnol… on aura tout vu. Le PNV a une autre idée en tête, organiser en juillet les élections régionales annulées du 5 avril, tant il est soucieux de se démarquer du calendrier électoral catalan. Les autres partis ne manifestent guère d’enthousiasme. La lune de miel entre PNV et PSOE a du plomb dans l’aile.
Urkullu ne supporte plus
le “commandement unique”
exigé par Madrid dans la phase de désescalade actuelle
et demande la mise en place
de “mécanismes de discussions bilatérales”.
Quant au gouvernement galicien, il réclame en priorité des fonds pour financer les politiques en faveur de l’emploi dans le secteur automobile et la construction navale: après les effets d’annonce du samedi, nous rencontrons le gouvernement le dimanche pour une “concertation” dont le contenu est déjà oublié le mardi par les ministères, dénonce le président Alberto Nuñez Feijóo.
Le gouvernement catalan exige un préalable: récupérer la compétence de la santé, source de dysfonctionnements calamiteux dans la gestion de la crise. Le projet de relance Pacte de la Moncloa-bis, pompeusement nommé par l’Espagne “Pacte intégral pour la vie”, repousse aux calendes grecques le droit à l’autodétermination voté par les Catalans. Ceux-ci exigent que l’amnistie des dirigeants sécessionnistes toujours en prison, y soit intégrée. Le porte-parole d’ERC aux Cortes Gabriel Rufián, ajoute: “En 1977, il s’agissait de mettre d’accord quatre partis, une armée et un roi dans un bureau”. Aujourd’hui, c’est une autre paire de manches.
En plein Covid-19, la répression continue
77,5% des prisonniers espagnols de droit commun qui bénéficient du régime de semi-liberté ont été autorisés à rester confinées à leur domicile, pour éviter tout risque de contagion. La ministre de la justice du gouvernement catalan, Ester Capella, veut tenir compte des circonstances exceptionnelles de la pandémie pour permettre aux neuf dirigeants catalans condamnés et en semi-liberté, de profiter de la même mesure. Mal lui en a pris. Le 31 mars, le tribunal suprême la menace de ses foudres. Les fonctionnaires qui appliqueraient une telle décision seraient accusés du délit de prévarication (grave manquement aux devoirs de leur charge). Le droit commun s’applique à géométrie variable. Les Basques connaissent cela par coeur. L’Espagne partage avec l’Egypte —démocratie exemplaire, comme chacun sait— le refus de libérer les prisonniers politiques en ces temps de pandémie planétaire. Coronavirus ou pas, la répression gouvernementale s’applique en Hegoalde avec la même rigueur.
Toutes les entreprises d’Europe en général et de la péninsule ibérique en particulier, font appel à l’Etat pour recevoir des aides, face à une situation inédite créée par la pandémie. Qu’il se montre plus souple quant au versement d’impôts ou de charges patronales. Pour le quotidien indépendantiste Gara, pas de quartier. L’Audiencia nacional l’a condamné à payer les trois millions d’euros que le précédent journal Egin devait à la Sécurité sociale. Ce dernier avait été interdit, sa parution suspendue et ses locaux mis sous scellée et réduits à l’état de ruine, en 1998 par le même tribunal. Tous les six mois, Gara doit donc régler 500.000 euros. En plein coronavirus, le 27 avril, la somme a été exigée par les autorités espagnoles, rubis sur l’ongle, comme si de rien n’était.
La répression ne s’arrête pas là. Cinq jours plus tôt, le 22, démarrait la saisie des comptes bancaires de plusieurs Herriko taberna, condamnés à être fermés par la cour suprême en juin 2015. Les herriko taberna sont des bars associatifs où la mouvance indépendantiste se réunit, ils sont souvent le siège local du parti. Dans les années 2000, cent sept d’entre eux ont été condamnés à fermer leurs portes par les tribunaux, en même temps que furent interdits quotidiens et partis politiques basques. Encore aujourd’hui, certains demeurent ouverts, d’autres ont été créés depuis. Lors de la libération de chaque preso, les Espagnolistes ne supportent pas un rituel: dans sa cité d’origine, l’ex-preso se rend au herriko taberna local où il décroche lui-même son portrait qui a trôné pendant des années dans la salle du bar. Les premières saisies de comptes bancaires déboucheront sur l’expropriation des locaux et leur vente aux enchères. En ces temps de confinement, peu de risque de manifs de protestation dans la rue. Madrid profite de l’aubaine. Depuis la guerre civile, il s’agit en Espagne de la plus grande saisie de biens immobiliers pour raisons politiques.
Josu Urrutikoetxea gravement malade croupit depuis un an dans une prison française. Sans lui et sa déclaration du 3 mai 2018, ETA n’aurait pas été dissous et le processus de paix n’existerait pas. 140 personnalités internationales signent le 25 avril en faveur de la suspension de sa peine, pour éviter qu’il meure en prison, le Coronavirus aidant. En vain. La cour d’appel de Paris rejette le 29 avril sa deuxième demande de mise en liberté, alors que 4.000 prisonniers français de droit commun ont été élargis, du fait des risques de contagion en milieu clos. De tels épisodes en disent long sur la détermination avec laquelle les gouvernement espagnol et français ignorent tout processus de paix. Leur adversaire a déposé les armes, ceux qui détiennent le monopole de la violence légitime s’acharnent. Une attitude que l’ancien secrétaire général d’Interpol, Raymond Kendall, dans le film de Thomas Lacoste récemment diffusé, qualifie ainsi : “Nous voulons gagner, nous voulons vous éliminer, rien d’autre ne nous intéresse. Une attitude primitive…”.