Et si nous cessions de nous raconter des histoires sur «la crise» ? Regardons en face le cœur du problème qui se pose à nous : Nous sommes les premières générations humaines à atteindre les limites de la biosphère.
La crise écologique interdisant la progression continue de la croissance économique, il est probable qu’elle s’arrête, voire s’inverse, dans les pays les plus riches et ralentisse, voire s’arrête, dans les pays émergents et pauvres. Dit autrement, les pays du Nord ne vont plus cesser de s’appauvrir. Voilà posé l’horizon politique de ces prochaines décennies. Nos dirigeants ne sont pas conscients de la gravité de la situation et se bloquent, de manière dangereuse, sur des positions archaïques.
Vers quel modèle de développement devrons nous nous orienter face à l’épuisement des ressources ? Quelle place l’Europe peut-elle prendre dans l’émergence d’un nouveau monde, plus sobre, plus juste, et moins agressif ? En publiant “Fin de l’Occident, naissance du monde”, le journaliste Hervé Kempf nous fournit les clefs du moment historique mondial que nous vivons.
Hervé Kempf, journaliste, auteur de «Comment les riches détruisent la planète» sera au Pays Basque pour une conférence organisée par Bizi! Larrun le Mercredi 24 avril à 20h30 à Saint Jean de Luz (Salle de la Grillerie de la Sardine, sur le Port). Il répond ici aux questions d’Enbata.info.
La publicité et le discours politique dominant répètent sans cesse que l’avenir passe par la croissance. Mais vous et de nombreux écologistes affirmez que le niveau de consommation occidental actuel n’est pas applicable aux 7 milliards d’humains sans explosion de la crise écologique. Comment y voir clair ?
Hervé Kempf : En comprenant la fonction idéologique que joue l’invocation de la croissance. Dans le système de pensée dominant, la croissance doit permettre de rembourser les dettes publiques. En effet, une augmentation du PIB (produit intérieur brut) dégage de nouvelles ressources qui facilitent ce remboursement. La légitimité de ces dettes n’est pas remise en cause, et l’obsession du remboursement vise en fait à maintenir le pouvoir des banques et des marchés financiers.
De la même manière, la croissance permet de rendre insensible la progression des inégalités : si le niveau moyen de revenu augmente de 1 %, les gens ressentiront une amélioration et seront indifférents au fait qu’une petite partie de la société, les plus riches, s’allouent une progression de leur revenu bien supérieure.
Et par ailleurs, le concept de croissance du PIB n’intègre pas l’impact écologique désastreux de la croissance sur l’environnement.
Enfin, le dogme croissanciste ignore le phénomène fondamental de l’époque actuelle : la tendance historique à la convergence mondiale des niveaux moyens d’existence. On va retrouver la situation normale de l’humanité : pendant des dizaines de milliers d’années, tous les habitants de la planète disposaient en moyenne d’une quantité grosso modo similaire d’énergie donc de moyens matériels. On va retrouver cette situation. Or, le niveau moyen ne pourra pas s’établir au niveau actuel que connaissent les Occidentaux en raison de la gravité de la situation écologique. La conclusion logique est qu’il faut diminuer la consommation matérielle et énergétique chez nous. Autrement dit, sortir du dogme de la croissance pour entrer dans une nouvelle économie.
Pour plafonner le réchauffement climatique à 2°C et éviter de déséquilibrer le climat mondial, il faut limiter les émissions de gaz carbonique d’ici 2050. Qu’est-ce que cela veut dire en termes de budget global de gaz à effet de serre ?
Hervé Kempf : Si l’on consomme les réserves connues des combustibles fossiles, on émettra dans l’atmosphère cinq fois plus de dioxyde de carbone qu’il n’est souhaitable si l’on veut rester en-deçà d’un réchauffement de 2°C. Brûler ces combustibles garantit un réchauffement massif aux conséquences désastreuses. Cela signifie qu’il faut d’urgence – d’ici moins de quinze ans – changer notre système énergétique et s’habituer à vivre avec beaucoup moins de pétrole, de charbon et de gaz qu’aujourd’hui. La priorité absolue doit donc être de réduire la consommation d’énergie, et ensuite de se tourner vers d’autres énergies, telles que le bois, le soleil, le vent, la géothermie, etc.
Selon le mécanisme de la rivalité ostentatoire décrit par Thorstein Veblen, le mode de surconsommation matérielle pratiqué par les hyper-riches sert de modèle à l’ensemble de la société. Quel devrait être le modèle alternatif de développement pour que la vie en société soit écologiquement soutenable ?
Hervé Kempf : Je ne vais pas le décrire en trois mots, c’est à la société de l’inventer de manière créative. Très certainement, le mode de vie dans vingt ans nous surprendra en comparaison de la norme actuelle dans les pays riches. Mais il est clair que la nouvelle culture développera des valeurs totalement différentes de celle de la culture capitaliste. La vie en société écologiquement soutenable devrait reposer sur la sobriété, la solidarité, la recherche de liens humains plus forts, l’attention à la beauté du monde, un renouveau de la spiritualité, et… la joie. On se distraira sans doute autrement qu’en se passionnant trois soirs par semaine pour des matchs de foot à la télé.
Existe-t-il un pays où les responsables politiques ont un discours qui ne passe pas par la déification de la croissance ? Comment faire en sorte que les limites de la biosphère soient réellement prises en compte ?
Hervé Kempf : Le Bouthan ne se réfère plus au PIB et a développé un indice du bonheur national brut. Cela ouvre une voie, mais l’exemple d’un petit pays himalayen ne suffira pas à convaincre les opinions en Europe ou en Amérique du nord. Pour que les limites de la biosphère soient prises en compte, je crois qu’il y a deux voies : soit les mouvements populaires parviennent à renverser le système oligarchique et à revenir en démocratie pour élaborer une économie viable, c’est-à-dire fondée sur les valeurs de justice sociale et d’écologie ; soit le système oligarchique se maintient, et il ira vers de plus en plus de violence et de répression, tandis que la dégradation écologique se fera de plus en plus sentir en rendant les conditions de vie de plus en plus difficiles. La réalité imposerait alors sa dure loi, mais on peut craindre qu’il sera alors trop tard pour retrouver aisément l’équilibre entre une vie humaine relativement confortable et une biosphère en grand mouvement.
Quelle place l’Europe peut-elle prendre dans l’émergence d’un nouveau monde, plus sobre, plus juste et moins agressif?
Hervé Kempf : Une place essentielle, parce qu’elle présente nombre des traits essentiels du monde écologique et juste à venir. D’abord, elle est relativement sobre énergétiquement, comparée aux Etats-Unis, et a mis en place des politiques environnementales qui ne sont pas négligeables. Il y a donc une bonne base de départ pour aller dans le bon sens. Ensuite, elle conserve encore un système de solidarité collective (sécurité sociale, retraite), qui n’est pas pour l’instant trop abimé par l’assaut capitaliste et qui imprègne notre culture collective. De surcroît, l’Europe s’est bâti sur l’alliance de peuples très divers mais qui cherchent une voie politique commune : cela constitue les prémisses de ce que pourrait être la communauté politique mondiale. Enfin, l’Europe est peu agressive militairement, et ne constitue pas une menace pour les autres grandes puissances émergentes, comme la Chine, l’Inde ou le Brésil. C’est un atout essentiel pour élaborer ensemble les solutions communes au défi écologique, notamment climatique. Si bien qu’au total, on peut être très optimiste pour l’Europe… à condition que l’on parvienne à se débarrasser des logiques oligarchiques qui a pris le dessus avec la Commission européenne et la Banque centrale européenne.
Vidéo de 2 mn d’Hervé Kempf parlant de son livre « Fin de l’occident, naissance du monde » :
http://www.france2.fr/emissions/dans-quelle-eta-gere/diffusions/28-02-2013_33811
Pour aller plus loin interview audio de 12 minutes d’Hervé Kempf :
Hervé Kempf – Fin de l’Occident, naissance d’un monde