A l’occasion de la COP23, Jean Jouzel, climatologue, médaille d’or du CNRS, ex-viceprésident du groupe scientifique du GIEC récipiendaire du Prix Nobel de la paix, et Pierre Larrouturou, ingénieur agronome et économiste, viendront présenter en exclusivité à Bayonne une proposition originale de financement de la transition écologique et de combat contre le dérèglement climatique. Cette conférence exceptionnelle, coorganisée par Bizi! et la Fondation Manu Robles-Arangiz, se tiendra le mercredi 8 novembre à 20h00 à la Bourse du Travail (entrée gratuite mais il est conseillé de réserver sa place en s’inscrivant au 05 59 59 33 23 ou à [email protected]).Alda! s’est entretenu avec Pierre Larrouturou. Il explique qu’un des principaux défis que nous avons à relever dans les années et décennies à venir, la lutte contre le dérèglement climatique, n’est pas un obstacle au bien-être social. Il peut, au contraire, être une opportunité décisive pour combattre le chômage et la précarité. Revenant sur les conséquences du réchauffement, il ouvre le débat sur le financement de la transition énergétique.
Quels sont les symptômes d’un dérèglement climatique en marche ici et maintenant ?
Plus de 100 morts cet été dans les incendies de forêts au Portugal, et Rome, la capitale de l’Italie, qui doit rationner l’eau. Les incendies au Canada comme en Californie et les inondations en Asie qui font plus de 1.000 morts… Il ne se passe pas une semaine sans que les médias nous informent d’un évènement climatique hors-norme. Pris isolément, bien sûr, aucun incendie, aucune sècheresse, aucun ouragan n’est la preuve du réchauffement climatique mais leur accumulation confirme les travaux du GIEC. Et les grandes sociétés d’assurance nous disent que “les évènements climatiques extraordinaires ont déjà plus que triplé en 30 ans” et que “2017 sera l’année la plus coûteuse pour les assureurs à cause de la multiplication des évènements ayant des conséquences économiques graves”. Et les assureurs ne comptabilisent pas la souffrance des millions de femmes et d’hommes qui ont soif ou meurent de faim dans les pays du Sud… Il n’y a plus aucun doute hélas sur la gravité du réchauffement en cours. Si nous ne changeons pas très vite de modèle de développement, si les pays occidentaux ne sont pas capables de diviser par 4 leurs émissions de gaz à effet de serre dans les 30 ans qui viennent, et si nous n’aidons pas les pays du Sud à s’adapter à la part du réchauffement que nous n’aurons pu éviter, on va vers le chaos. Par notre inconscience et notre inertie, nous préparons un climat auquel il sera très difficile voire impossible de s’adapter.
Pour espérer rester en deçà de 2°C de réchauffement par rapport à l’ère préindustrielle, il faudrait que le pic d’émissions de gaz à effet de serre survienne au plus tard en 2020. Quelles sont les mesures urgentes à prendre les trois prochaines années ?
“Nous n’avons que trois ans pour agir”, l’étude publiée en juin par la revue Nature a fait grand bruit. Il est urgent en effet de changer de braquet si l’on veut éviter de franchir des seuils de non-retour. Le réchauffement fait fondre la glace des pôles et des montagnes, et si la planète est moins blanche, elle absorbe plus de chaleur. De même, le réchauffement fait fondre les sols gelés, le permafrost, qui libère du méthane qui accélère le réchauffement…
Mais, dans ce paysage sinistre, il y a quand même quatre bonnes nouvelles :
1. On connaît les solutions à mettre en oeuvre et elles sont de plus en plus efficaces (le prix des énergies renouvelables a considérablement baissé en 20 ans).
2. Rien qu’en France, on pourrait créer 900.000 emplois si on décide de prendre le taureau par les cornes. 900.000 nouveaux emplois, sur tous nos territoires, c’est considérable et ce sont les chiffres officiels publiés le 19 octobre par l’ADEME, Agence de l’environnement et de la maitrise de l’énergie.
3. Les citoyens se sentent de plus en plus concernés par ces questions et veulent agir.
4. La décision de Trump de se retirer des accords de Paris devrait pousser les dirigeants européens à accélérer sur ces questions.
Y a-t-il des éléments permettant d’être optimiste malgré la gravité de la situation et le court délai d’action qui nous reste ?
“Là où croit le péril, croit aussi ce qui sauve” aime à dire Edgar Morin, en citant Holderlin. Parfois, c’est quand on est tout près du précipice qu’on comprend qu’il faut changer de route. Quand on voit le patron de Total qui se dit favorable à une taxe sur le CO2 et qui investit dans les énergies renouvelables, on comprend que la gravité de la situation et les déclarations de Trump font bouger les lignes.
Fin 2014, la Banque centrale européenne a annoncé une décision historique : la création de 1.000 milliards d’euros pour les donner aux banques. Pourriez-vous expliquer le but avoué de cette opération… et les conséquences que vous anticipez ?
En 2012-2013, nous étions quelques-uns à dire “pour sauver les banques, on a mis 1.000 milliards. Il faut en faire autant pour sauver le Climat”. Mais certains nous répondaient “ce n’est pas possible, la BCE ne voudra pas. Les Allemands ne voudront pas !”
Mais, fin 2014, en effet, la BCE a cassé un tabou et annoncé qu’elle allait créer 1.000 milliards pour pousser les banques à investir dans l’économie. Et les dirigeants allemands ont laissé faire…
Au total, depuis la mi-2015, la BCE a créé plus de 2.400 milliards. Et l’essentiel a profité à la spéculation et non à l’économie réelle. Voilà pourquoi, si nous ne voulons pas subir la double peine (une crise financière et le chaos climatique), il faut que l’argent de la BCE aille financer la transition énergétique.
Avec des amis espagnols, allemands, belges et italiens, nous allons lancer une campagne pour obtenir un Traité qui, pendant 30 ans, permettrait à chacun de nos pays de disposer de 2% de son PIB à taux 0 pour économiser l’énergie et développer les énergies renouvelables.
Vous proposez plutôt que 1000 milliards soient intégralement utilisés pour le climat et contre le chômage, autrement dit pour financer des travaux d’isolation de bâtiments et pour développer les énergies renouvelables. Comment cela fonctionnerait?
Chaque pays serait certain d’avoir des financements à taux 0 pendant 30 ans. La France disposerait chaque année de 45 milliards à taux 0 pour des investissements publics et privés. L’Allemagne aurait chaque année 60 milliards. L’Espagne chaque année 22 milliards. La Belgique, 8 milliards par an…
Tous destinés uniquement aux économies d’énergie (dans tous les secteurs) et au développement des énergies renouvelables.
De plus, un impôt européen sur les bénéfices permettrait à l’Europe d’avoir des ressources nouvelles, pour payer une partie des travaux (sur son territoire) et pour aider fortement les pays du Sud.
Le dumping fiscal que nous subissons depuis 30 ans fait que le taux moyen de l’impôt sur les bénéfices est tombé à 20% en Europe contre 38% aux Etats- Unis. C’est le monde à l’envers !
Si on crée une contribution climat de 5% sur les bénéfices des entreprises, cela rapporte chaque année 100 milliards au budget européen.
Au total, les Etats membres et l’Europe pourraient payer 50% du montant des travaux (pour isoler nos maisons par exemple). Le reste serait financé par des prêts à taux 0, remboursables en 10 ou 15 ans grâce aux économies qu’on va réaliser sur nos dépenses de chauffage.
Dans ces conditions, si 50% de la facture est payée par la collectivité et si on a créé un service public qui nous accompagne pour faire les diagnostics et réaliser les travaux, on peut rendre obligatoire la rénovation thermique.
On pourrait dire que, d’ici 20 ans, tous les bâtiments publics et privés, doivent avoir été rénovés.
De même, il faut aider les paysans à changer de modèle de production.
Il faut développer le fret ferroviaire, développer les circuits courts et innover dans les transports…
Le chantier est énorme mais on a toutes les compétences pour le mener à bien.
Y compris en investissant massivement dans la recherche pour mieux stocker les énergies renouvelables ou avoir des voitures plus légères qui consomment trois fois moins.
Nos amis de négaWatt rappellent que la meilleure énergie n’est ni le solaire ni la biomasse mais c’est l’énergie que l’on ne consomme pas.
Pour cela, il faut avancer en même temps vers une plus grande efficacité énergétique et une plus grande sobriété dans nos comportements personnels et collectifs.
Diviser par quatre nos émissions de gaz à effet de serre d’ici 30 ans, ou mieux encore, viser la neutralité en 2050 comme le souhaite Nicolas Hulot ? Chiche ! Le chantier est énorme mais nous n’avons pas le droit de baisser les bras.
Quand Kennedy décide que les États-Unis vont aller sur la Lune, certains ricanent en disant que c’est impossible. Mais sept ans plus tard, l’homme marche sur la lune et 400.000 personnes ont été embauchées pour arriver à ce succès. Sauver la planète (ou plutôt, sauver l’humanité qui vit sur notre petite planète) n’est-ce pas aussi important que d’aller sur la lune ?
Que reste-t-il à faire pour que les “1000 milliards pour le climat et l’emploi” en plus d’être possibles… deviennent une réalité ?
Être le plus nombreux possible à nous mobiliser. Emmanuel Macron et Angela Merkel ont dit qu’ils voulaient réveiller l’Europe et qu’il fallait décider d’ici la fin 2018 sur quels sujets il fallait de nouveaux traités.
Nous allons tout faire pour que, dans un an, une majorité de dirigeants européens soient convaincus qu’il faut un pacte finance-climat pour mettre la finance au service du climat. Avec des diplomates et des juristes de haut niveau, nous allons lancer la rédaction du traité que nous voulons mais il faut aussi et surtout qu’un très grand nombre de citoyens s’investissent dans ce combat.
“Nous avons connu l’apartheid et la fin de l’apartheid. Nous avons connu le mur de Berlin et la fin du mur de Berlin” disait souvent Stéphane Hessel pour montrer qu’il ne faut se résigner à aucune situation d’exclusion ou de domination, et que c’est à nous, les citoyens, de décider de notre avenir. Stéphane soutenait ce projet. Il n’est plus là mais Anne, sa fille, est avec nous et elle nous disait il y a quelques jours “le temps de l’indignation est passé : c’est l’engagement qui est maintenant nécessaire”.