Edgar Pisani est décédé le 20 juin dernier à l’âge de 97 ans. Son parcours a été exceptionnel. Sous-préfet à 26 ans et préfet à 29 ans, il fut notamment ministre de l’agriculture de 1961 à 1966, dans la période qui a impulsé les changements les plus importants de l’histoire de l’agriculture. Eclairages sur la contribution au changement de celui qui fut le parrain du premier Lurrama, il y a dix ans.
Pisani a apporté son soutien
à Euskal Herriko Laborantza Ganbara,
alors que nous subissions les attaques de l’Etat,
ce qui, pour un personnage public de sa stature,
n’est pas une petite chose.
Au sortir de la guerre, la France connaissait une pénurie alimentaire importante. C’est encore la période des tickets de rationnement, et les filières agricoles étaient désorganisées. A la fin des années 50, des manifestations importantes d’agriculteurs demandent une revalorisation du métier de paysan par rapport aux autres catégories socioprofessionnelles. Pour tous les pays européens, la question de l’autosuffisance alimentaire devint un objectif à atteindre. C’est le début de la PAC avec l’objectif d’augmenter les volumes de production et de donner aux paysans des revenus comparables aux autres secteurs de l’économie. La recette est simple et efficace : prix garantis quels que soient les volumes de production, protection aux frontières pour se protéger de la concurrence mondiale, et préférence communautaire pour que les besoins d’un pays de l’Union soient prioritairement couverts par la production d’un autre pays de l’Union. Il n’en fallait pas plus pour que la production décolle et atteigne ses objectifs en deux décennies. S’il y a un enseignement à tirer, c’est que ceci nous montre clairement les bases qui permettraient aux différentes régions du monde d’atteindre leur autosuffisance alimentaire, loin des sirènes libre-échangistes prônées à tout va.
Nouvelle politique agricole
Pour revenir au début des années 60, les lois d’orientation votées en France vont accompagner la nouvelle PAC : c’est “la révolution culturelle” avec les nouvelles techniques de conduite des sols, de sélections végétales et animales, la mécanisation, les techniques de développement agricole. Ce sera le début de la restructuration des exploitations agricoles avec le modèle mis en avant : 30 à 50 ha pour deux actifs.
Les outils nouveaux se mettent en place : la SAFER, l’ADASEA, le statut du fermage, le schéma départemental des structures, la formation agricole, la recherche, etc.
Pour mener cette affaire et contourner le conservatisme de ceux qui s’opposent à toute évolution, notamment à la FNSEA, Pisani s’appuie sur la nouvelle génération de paysans : les jeunes issus de la JAC et investis dans le tout nouveau CNJA à qui il donne une représentativité pleine et entière.
L’objectif était de mettre en place une politique agricole qui réponde aux besoins de la société de l’époque : offrir des biens alimentaires en quantité suffisante et accessibles au plus grand nombre, et libérer de la main d’oeuvre agricole pour une industrie au début des “trente glorieuses”.
Un autre enseignement à tirer est celui-ci : une nouvelle politique agricole qui réponde aux besoins actuels de la société nécessite de contourner l’obstacle de ceux qui ne veulent rien changer, pour s’appuyer sur les forces qui réclament ces changements.
Si au début des années 60, tout le monde était d’accord pour une politique agricole qui amène une meilleure considération matérielle et sociale au monde paysan, les divergences d’appréciation et d’analyse n’ont pas manqué d’apparaître.
Il y avait ceux pour qui le processus de modernisation était la voie à suivre quoiqu’il arrive : aux paysans d’être capables et formés pour en saisir les opportunités !
Cette approche était portée par Michel Debatisse, qui fut depuis président de la FNSEA, puis ministre des industries agroalimentaires…
Il y avait une autre approche qui disait que cette modernisation, dans la façon de l’organiser et les objectifs qui lui étaient assignés, était porteuse d’exclusion des paysans et qu’il organisait le développement de certains sur la disparition du plus grand nombre. Cette approche, portée notamment par Bernard Lambert, allait donner naissance aux Paysans Travailleurs et plus tard à la Confédération Paysanne.
Pisani lui-même dira, dès les années 80, qu’il faut savoir changer une politique agricole quand elle a atteint ses objectifs, et qu’à continuer dans la même direction, on aggrave les problèmes d’excédents, de pollution, et d’impasse financière…
Opposé à la libéralisation des marchés agricoles, il plaidera toute sa vie pour une agriculture recherchant la souveraineté alimentaire des peuples. Il disait : “une politique agricole doit être une politique alimentaire”. A ce titre, il a été un partenaire des altermondialistes.
Pisani et le Pays Basque
Les agriculteurs de montagne ne doivent pas oublier que Pisani était venu au Pays Basque, en tant que ministre de l’agriculture, répondant ainsi à l’invitation de Jean Pitrau qui lui avait présenté l’enquête montagne qu’il avait faite avec les jeunes du canton de Tardets.
Cette rencontre avait été particulièrement forte et déterminante dans les politiques montagnes qui ont été mises en place depuis, en particulier la “prime à la vache tondeuse” qui allait devenir par la suite l’ICHN. Dans sa longue carrière et les multiples responsabilités qu’il a exercées, Pisani a été nommé Haut Commissaire de la République en Nouvelle Calédonie, au moment des violents affrontements. Il lie une relation de confiance avec Jean-Marie Tjibaou, leader des indépendantistes, et propose la formule “indépendance-association” qui doit être soumise à référendum, plusieurs fois repoussé, mais programmé avant la fin 2018.
Enfin, au moment de sa disparition, nous avons une pensée particulière pour Edgard Pisani : il a accepté, à un moment particulièrement difficile, d’être le parrain du premier salon Lurrama. Il a également apporté son soutien à Euskal Herriko Laborantza Ganbara, alors que nous subissions les attaques de l’Etat, ce qui, pour un personnage public de sa stature, n’est pas une petite chose.
Nous l’en remercions profondément.
L’ancien résistant, gaulliste de gauche qu’il était, malgré des apparences austères, maniait l’humour. Il disait avec malice : “Je suis entré au PS par son aile droite, et maintenant je me retrouve à son aile gauche… Pourtant, je n’ai pas l’impression d’avoir bougé !”
Pour ceux qui veulent connaître davantage ses pensées, parmi la multitude d’ouvrages qu’il a écrits, peut-être un livre à lire Le vieil homme et la terre (seuil 2004).