Tradition, piège à convictions ?

Tradition
Anne-Christine Taylor, ethnologue, musée du Quai Branly, Paris

Ce vendredi 3 juin 19h00 à l’Amphi A de faculté de Bayonne l’Institut Culturel Basque propose d’engager un débat ouvert sur les enjeux de la tradition et de la création en Pays Basque auquel le mouvement culturel basque fait face aujourd’hui. Cinq spécialistes de ces questions viendront partager leurs analyses et ouvriront un échange public. Les Basques seraient-ils prisonniers des traditions dont ils se revendiquent ? Une tradition est-elle un enfermement ou un moteur de création ? Est-elle une chance pour un monde en partage ou un frein à l’innovation culturelle ? La patrimonialisation est-elle un gage de préservation ou un frein à l’audace artistique ? En guise d’avant-goût, Enbata.info pose deux questions à Anne-Christine Taylor, ethnologue, musée du Quai Branly, Paris.

Qu’est-ce que l’injonction identitaire du “deviens qui tu es” ? Et pourquoi toutes les sociétés y sont soumises ?

Question compliquée, car la réponse varie en fonction de ce qu’on entend par ‘injonction identitaire’, de qui émane cette injonction, enfin du contenu qu’on lui assigne. Dans toutes les sociétés, certes, il y a des moments et des contextes (souvent rituels) dans lesquels un individu s’éprouve comme membre d’un collectif donné et/ou comme porteur d’une destinée particulière ou encore, à l’inverse, comme n’étant pas – ou plus – ce qu’il croyait être (situation typique des rituels d’initiation). On notera au passage que ces opérations d’identification (ou de ‘désidentification’) se font toujours dans un mouvement d’opposition implicite à d’autres modes d’identification : Nous ‘les hommes’, qui ne sont pas Vous ‘les femmes’, ou vice-versa ; Nous les Humains versus Vous les Ennemis ; Nous/Vous les membres d’une classe d’âge versus Vous/Nous les ainés ; Vous les initiés nés d’hommes versus Vous les enfants nés de femmes et donc encore à moitié féminins, etc.

Cela dit, d’une part l’injonction identitaire exclusive suscitée et mise en avant dans ces circonstances est éphémère et par la suite vient, dans la vie courante, cohabiter avec ou s’insérer entre d’autres formes d’identification, quitte à revenir sur le devant de la scène dans d’autres occasions, éventuellement pour être transformée ou même contredite.

D’autre part, ces opérations d’assignation identitaire prennent rarement, dans les sociétés dites traditionnelles, la forme d’une injonction à «devenir ce que tu es» mais plutôt celle de «tu es ceci (et non pas cela)», et généralement le sens de ce que ‘tu es’ demeure indéfini voire énigmatique pour les acteurs concernés.

La formulation « deviens ce que tu es » renvoie à une idéologie ‘moderne’ qui présuppose comme allant de soi la notion ‘d’individu’ (doté d’une essence singulière qu’il s’agit de laisser émerger), de ‘nature humaine’ et de ‘société’, tout un ensemble de conventions qui sont très loin d’être universelles.

En quoi consiste la transformation de traditions en patrimoine ? Quel type de conséquences cela peut-il avoir ?

La patrimonialisation d’une tradition (ou de la tradition) intervient lorsqu’un groupe est sommé, ou se sent obligé, de démontrer aux yeux d’autres collectifs (en général, la société dominante) qu’il possède une ‘culture’ distinctive, manifestation d’une ‘essence’ et donc d’une Histoire particulières dans laquelle s’enracinerait une identité singulière (collective et individuelle), qui tend au moins dans certains contextes à devenir exclusive d’autres modes d’appartenance.

Ce processus suppose d’abord d’apprendre qu’on ‘possède’ une ‘culture’(chose que bien des collectifs ignoraient jusqu’à présent), par opposition à ce qui est souvent objectivé sous la forme de ‘la coutume’ (la costumbre en Amérique Latine, kastom en Océanie anglophone…etc), qui renvoie, elle, à une représentation locale (certes produite en partie par la situation coloniale) de la tradition, c’est-à-dire de ce qu’il faut être/faire pour perpétuer un ordre du monde auquel on tient, mais qui n’implique pas sa visibilité et son explicitation pour des regards extérieurs – bien au contraire, la référence à ‘la coutume’ est à la fois une manière de rappeler aux membres d’un collectif ce qu’il convient de faire et, de par son indéfinition délibérée, un masque qui préserve l’intimité culturelle.

La ‘culture’, par contraste, exige d’être visible et accessible, donc synthétisée dans des performances, des productions ou des monuments ouverts aux yeux de tous ; et elle est de surcroît très normée par les attentes des multiples agents impliqués dans la patrimonialisation : les agences internationales telles l’UNESCO qui définissent les critères de ce qui ‘fait culture’, les ONG qui poussent les groupes minoritaires à développer des expressions culturelles à la fois identitaires et économiquement rentables ; l’industrie touristique ; les instances étatiques soucieuses de canaliser dans des manifestations ‘folkloriques’ les revendications politiques de leurs minorités…etc.

Tout ne fait pas ‘culture’ : ni des pratiques jugées incompatibles avec les politiques de santé ou d’ordre publique, ni celles trop évidemment subversives des valeurs établies, ni celles qui pourraient choquer telle ou telle communauté (la chasse aux têtes, la vendetta, la tauromachie…), etc.

Bref, la ‘culture’ doit manifester la différence – mais une différence ‘hygiénisée’ et reconnaissable comme ‘culture’. A cette condition, la culture patrimonialisée peut devenir une rente – et une rente non négligeable pour des groupes souvent dépourvus d’autres sources d’existence. Mais elle devient aussi une ressource, puisqu’elle est le garant qu’on possède une identité ‘ethnique’ qui dans bien des pays vous légitime en tant qu’acteur politique.

Dans ce contexte, la ‘culture’, surtout si elle a été patrimonialisée avec succès, devient l’arme du pauvre…

C’est pourquoi les processus de patrimonialisation sont toujours très ambivalents : d’un côté, ils aboutissent à une ‘zombification’ ou petrification mortifère de tout ou partie d’un ensemble de pratiques de tradition, de l’autre ils peuvent constituer malgré tout un rappel, une évocation, de la Tradition (éventuellement reproduite sous des formes dissimulées), ils permettent d’accéder à certaines formes d’action politique et, puisque la culture constitue une valeur, à des ressources économiques.

La folklorisation n’empêche pas les réappropriations productives et même subversives – les rituels de carnaval sont un bon exemple de cette dialectique.

eskuorria frantsesez

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