L’accord intervenu entre l’Audiencia nacional, deux associations de victimes et les 35 militants indépendantistes poursuivis dans le cadre de l’opération 04/08 du juge Garzon est une première. Aller à Canossa est inévitable pour un mouvement qui a perdu la guerre et s’est obstiné trop longtemps. Après avoir cru aux échappatoires ou aveuglé par une appréciation erronée du rapport de force, Sortu cesse peu à peu l’incantation et, courageusement, tient compte du “pays réel”.
C’est une première. Trente-cinq militants et dirigeants indépendantistes basques de l’ex-Batasuna, dont Aurore Martin et Haizpea Abrisketa bien connues en Iparralde, comparaissaient devant l’Audiencia nacional pour un procès-fleuve qui devait durer des mois. Il n’en a rien été. Ces abertzale accusés d’avoir tenté de reconstituer le parti Batasuna interdit par l’Espagne, encouraient chacun une dizaine d’années de prison. Peu après le début du procès, ils ont signé le 12 janvier un
“accord” avec les juges espagnols et deux associations parties civiles, AVT (Association des victimes du terrorisme) et DyJ (Dignité et Justice).
Cet “accord” que l’on peut définir comme une transaction pénale, prévoit que les prévenus seront condamnés à des peines inférieures à deux ans de prison, ce qui, dans la législation espagnole, signifie qu’ils sortiront libres du tribunal, sans contrôle judiciaire. Les contreparties auxquelles les militants basques se sont soumis sont les suivantes.
Ils acceptent la formule de la réinsertion individuelle exigée depuis des années par les Espagnols et doivent assumer leur responsabilité dans la stratégie politique définie par ETA. Deux points que la mouvance indépendantiste officielle avait toujours catégoriquement refusés et qui correspondent à ce que l’on appelle “la voie Nanclares», en vigueur depuis une dizaine d’années. A ce jour, seuls quelques preso, rapidement exclus du collectif et d’ETA avaient accepté de suivre cette voie.
Procédures individuelles
Toujours selon cet “accord», les 35 militants s’engagent à renoncer à toute activité en lien avec l’usage de la violence, en souhaitant que cette reconnaissance contribue à la réparation des dommages et souffrances qui ont été causés aux victimes du terrorisme. Ils ne pourront détenir de mandat électif durant la période de
leur condamnation et reconnaissent avoir agi à l’encontre de la légalité en vigueur. Ils admettent enfin avoir apporté leur contribution politique à une démarche globale définie par ETA.
En somme, ils doivent cautionner la thèse du juge Garzon selon laquelle “todo es ETA“, qui a permis d’inculper et de condamner de très nombreuses personnes de la mouvance indépendantiste.
L’ “accord” du 12 janvier a été précédé et suivi de déclarations de plusieurs dirigeants basques, Pernando Barrena ou Rufi Etxeberria qui ont tous tenu à ficeler l’opération pour éviter qu’elle fasse des vagues dans le mouvement.
Tout en rejetant les formules de repentir et de délation, le second a indiqué à Iruñea que la sortie des preso ne pourra se faire par le biais d’un accord global autour d’une table, mais qu’il conviendra d’étudier les voies légales, selon des procédures individuelles.
Mais il leur faut jouer au pompier. Depuis plusieurs mois, ça tousse dans les rangs. En juin 2015, 93 ex-preso d’ETA se démarquaient de la ligne officielle de Sortu en pronant l’amnistie et fin août, le collectif ATA (Amnistia Ta Askatasuna) organisait à Bilbo une manifestation en faveur de la même revendication historique, l’amnistie. Un an plus tôt, le collectif Ibil avait repris le flambeau de la kale borroka en incendiant cinq autobus à Loiu (Bizkaia). La réponse de Sortu avait été alors particulièrement vive. Ces tensions sont bien compréhensibles, tant la mutation est difficile après des années de lutte acharnée.
Aveu et courage d’en sortir
Le document signé aujourd’hui est le dernier point d’aboutissement de révisions déchirantes qui ont eu lieu en plusieurs étapes: le rejet de la violence, y compris celle d’ETA, inscrit explicitement dans les statuts de Sortu en février 2011, ou encore les profonds regrets présentés aux victimes du fait des conséquences douloureuses engendrées par l’activité armée d’ETA (déclaration Askatasun haizea dabil de février 2012). A l’opposé, cette transaction pénale suscite des critiques virulentes de la part de Covite, une association de victimes d’ETA, non conviée à la négociation. Celle-ci parle d’un accord humiliant parce que ses bénéficiaires échappent à la prison, alors qu’ils reconnaissent avoir agi sous les ordres d’ETA.
Différents points de cet “accord” se situent dans la logique de l’aveu, de la confession et de la contrition, dont la dimension ou les fondements religieux apparaissent clairement. Imposés par le pouvoir dominant, ils font écho aux analyses d’un Michel Foucault dans ses “Histoires des systèmes de pensée». Le philosophe français s’est longuement penché sur l’exercice de l’autorité, les processus d’obéissance et d’assujettissement politiques qui plongent leurs fondements dans le religieux et le sacré, depuis les pères de l’Eglise et le De paenitentia de Tertullien ou encore les manuels des Inquisiteurs du XVIIe siècle. Cette pratique de la conduite des hommes qui traverse nos sociétés occidentales est pleinement à l’oeuvre aujourd’-hui en Pays Basque, sous la férule espagnole.
Ce douloureux passage obligé sera suivi par d’autres. Mais aller à Canossa est aussi pénible qu’inévitable pour un mouvement qui a perdu la guerre et s’est obstiné trop longtemps. Après avoir cru aux échappatoires ou aveuglé par une appréciation erronée du rapport de force, Sortu cesse peu à peu l’incantation et, courageusement, tient compte du “pays réel».
Certes, sa position est plus subie que conduite véritablement ou anticipée. Espérons que ses efforts vont s’accélérer, sans laisser trop d’aigreurs. Les derniers résultats électoraux plutôt mauvais devraient pousser les indépendantistes à aller plus loin et plus vite, quoi qu’il en coûte. Bien qu’une menace d’inéligibilité pointe à l’horizon, la prochaine sortie de prison du leader indépendantiste Arnaldo Otegi prévue pour le 1er mars 2016 devrait y contribuer.
Qu’une partie de l’abertzalisme demeure bridée, sans pouvoir donner la pleine mesure de ses moyens, n’est pas bon pour l’avancée globale de notre famille politique et son projet.
Comme le disent les dirigeants actuels de Sortu qui vivent une situation inconfortable, il est temps d’en sortir “avec audace”, de tourner la page et de construire du neuf.