Enbata: Cette année, l’Assemblée générale d’AB avait une signification particulière, présentant seulement deux motions, en outre liées l’une à l’autre. Pourquoi?
Peio Etcheverry-Ainchart: Cela s’explique par deux raisons. La première est liée au fonctionnement interne d’AB, et plus précisément au fait que l’Assemblée générale 2011 —dont l’ordre du jour s’était révélé très lourd— avait reporté à l’AG de cette année la tenue d’un débat jugé trop important pour risquer d’être bâclé: celui de la nature des relations au sein de la gauche abertzale. Depuis, en application de cette décision, nous avions organisé plusieurs moments de réflexion sur ce thème, afin de la mener à son terme de la meilleure manière possible.
La seconde raison est liée à l’évolution de la situation politique. En effet, l’AG de l’an dernier s’était tenue au lendemain de deux événements majeurs: la conférence de paix d’Aiete et la déclaration de cessez-le-feu définitif d’ETA. Le nouveau contexte créé par ces deux événements, appelé à connaître des développements futurs par définition difficiles à anticiper à l’époque, rendait d’autant plus urgent d’attendre, de manière à pouvoir dé-battre de cette question de la refondation de la gauche abertzale avec davantage de recul. Et de fait, il n’a pas fallu attendre plus de quelques mois pour que soit signé, le 28 avril, un Schéma d’accord stratégique national signé par cinq partis: Batasuna, Aralar, EA, Alternatiba, et nous-mêmes, AB. Etant reconnu de tous les signataires le fait qu’une stratégie nationale ne pouvait se décliner de la même manière partout au Pays Basque du fait de réalités sociopolitiques différentes, une proposition de texte spécifique avait été établi pour Iparralde.
En cette fin d’année, c’est donc sur deux motions éminemment liées qu’il nous fallait nous déterminer, la première n’étant que ce dernier texte soumis à la ratification officielle d’AB, la seconde étant notre proposition sur la nature des relations au sein de la gauche abertzale au Nord, achevant le débat laissé en suspens l’année dernière.
Enb.: Le fait que ces deux motions soient liées induit assurément qu’elles participent toutes deux d’une même logique. Laquelle?
P. E-A.: L’an dernier, nous avions voté une motion de politique générale disant ceci, je cite l’essentiel: «Dix ans presque jour pour jour après la scission de 2001, tourner la page de la lutte armée et d’un certain type de stratégie permet d’ouvrir des perspectives historiques pour le combat abertzale au Sud et au Nord d’Euskal Herria, ce qui motive notre pari déterminé en faveur d’une réunification de la gauche abertzale d’Iparralde, et en faveur d’EH Bai». Cette logique se devait de se re-trouver dans les motions soumises au vote cette année, et tel est le cas dans le Schéma d’accord stratégique comme dans la se-conde motion propre à AB. Désormais, pour AB les choses sont claires: les éléments qui expliquaient la division du camp abertzale durant ces dernières années ont quasiment tous disparu, au Nord comme au Sud, et il est temps de tourner cette page sombre de notre histoire récente. Les deux motions, en proposant des modalités en vue de cette refondation, sont convergentes et c’est donc naturellement et à une large majorité qu’elles ont toutes deux été adoptées.
Enb.: Refonder la gauche abertzale, cela signifie quoi en pratique? Créer un parti unique?
P. E-A.: C’est le chiffon rouge parfois agité devant nos yeux, alors qu’à l’heure actuelle on ne parle que de faire travailler les cinq partis signataires de l’accord dans un même esprit, de la manière la plus harmonieuse, concertée et cohérente possible, afin d’être efficaces dans des chantiers aussi divers que les revendications institutionnelles, linguistiques, la résolution du conflit, mais aussi afin de porter une alternative progressiste aux enjeux sociétaux de l’heure. Il s’agit donc de dépasser la logique du «chacun son intérêt partisan» pour privilégier le travail en commun entre abertzale et parler d’une même voix devant les autres formations politiques et face à Paris et Madrid. Ici au Pays Basque Nord, cela passera par la structuration d’un espace politique commun intégrant AB, Batasuna et EA, chacun conservant son autonomie d’organisation mais affirmant la priorité au travail collectif et garantissant toute sa place à cette masse d’abertzale qui ne sont nulle part encartés. Le tout dans une dynamique adaptée aux rythmes et réalités sociopolitiques du Pays Basque Nord. Nous sommes donc loin du parti unique mais nous affirmons clairement notre postulat: la division des abertzale, c’est du passé!
Enb.: La coalition Euskal Herria Bai n’était-elle pas suffisante pour cela?
P. E-A.: Euskal Herria Bai, jusqu’à ce jour, n’était qu’une coalition électorale, reconduite au coup par coup à chaque nouveau scrutin. Mais si les élections sont des moments ma-jeurs de la vie politique, elles ne sont pas les seules. Nous nous devons d’être présents au quotidien, au plus près de la population, et d’être des référents dans le maximum de domaines possibles. À ce titre, la création d’un espace politique commun n’est pas vraiment quelque chose de nouveau, il existe déjà dans les faits: Instituzio Batzordea dans le domaine institutionnel, dynamiques Bil Gaiten et EH 2014 en vue des élections municipales et de l’élaboration d’un projet politique abertzale rénové, collectif ayant mené l’enquête auprès les militants abertzale, ou encore toutes ces plateformes où nous parlons d’une même voix au côté de formations non abertzale (Bake bidea par exemple). Tout cela ne demandait qu’à être un peu plus formalisé, un peu plus structuré, pour que l’action abertzale y soit partout portée dans une stratégie concertée et la plus lisible possible aux yeux de la population. «Euskal Herria Bai» semble d’ailleurs être le nom le plus approprié pour baptiser cette structure, ce sigle étant maintenant de-venu un référent dans le panorama politique d’Iparralde.
Enbata: Comment se structurera ce nouvel espace commun? On a pu lire récemment dans les colonnes d’Enbata les craintes de certains militants quant à une motion jugée trop floue sur ce point…
P. E-A.: Mais bien sûr que la motion est floue! Il ne peut en être autrement quand on part du principe qu’il s’agit de mettre en synergie trois partis politiques, des groupes abertzale locaux ou d’autres n’agissant que dans un domaine particulier, des encartés et des indépendants, le tout de manière structurée et dans une même stratégie au quotidien et au plan électoral. A moins de chercher à tout ficeler à deux ou trois personnes puis à imposer modes de fonctionnement et projet politique de manière autoritaire à tout le monde du jour au lendemain —ce qui me paraît souhaité par personne—, il est évident que cela prendra du temps et donnera lieu à de profondes réflexions collectives. Mais l’enjeu en vaut la chandelle, sauf à vouloir absolument laisser l’histoire bloquée à la date de la scission de 2001, sans percevoir les changements profonds qui se sont produits depuis, sans sentir la soif d’unité de la base abertzale, et surtout sans lever les yeux vers les perspectives que cette refondation ouvre pour l’avenir.
Enb.: AB ne disparaît donc pas dans l’affaire…
P. E-A.: Non seulement AB ne disparaît pas, pas plus que Batasuna ou EA qui ont de leur côté leurs propres évolutions internes à gérer au sein de ce nouveau panorama, mais il reviendra au contraire à chacun d’alimenter la dynamique collective de ses réflexions, de ses propositions, fruits de compétences et de capacités complémentaires. On peut évidemment voir les différences qui existent encore entre tendances comme des hypothèques sur la réussite de ce nouvel espace commun; mais on peut aussi considérer que la mise au point collective des stratégies futures permettra au contraire de niveler ces différences et de nous préserver des concurrences et autres rapports de force du passé. Au vu des énormes chantiers qui se présentent à nous, la responsabilité est historique et il n’y a pas de temps ou d’énergie à perdre.
Enb.: Quelle est l’ambition de ce nouvel espace politique à moyen terme?
P. E-A.: Par définition, elle est désormais à définir collectivement. Mais je ne pense pas prendre un gros risque en avançant qu’il s’agira d’organiser l’outil qui nous permettra de devenir, dès l’année prochaine, une force homogène rassemblant l’ensemble des abertzale de gauche dans une dynamique nationale en vue de la résolution du conflit et de la reconnaissance des revendications portées tant au Nord qu’au Sud par ce pays. Et pour en rester au Pays Basque Nord, le spectacle offert par le paysage politique français nous montre lui-même la voie: un gouvernement qui revient sur la plupart de ses promesses de campagne; ses alliés de gauche qui jouent les équilibristes entre solidarité gouvernementale et respect de leur identité politique dans des dossiers aussi emblématiques que la gestion de la crise, le vote des immigré(e)s ou les questions environnementales; une opposition UMP en lambeaux et un FN qui se frotte les mains… C’est purement et simplement une voie alternative que nous avons à faire con-naître à la population, solide sur ses fondamentaux abertzale et de gauche, dotée d’un projet politique convaincant, unie dans sa stratégie, présente au quotidien sur tous les grands dossiers, et en ordre de marche pour les échéances électorales de 2014 et 2015. Rien de véritablement nouveau là-dedans, c’est le projet que le monde abertzale a toujours porté. Mais après dix ans de divisions, c’est à nouveau uni qu’il le fera désormais.