« J’ai pu connaître pour ma part un sentiment de culpabilité irréparable alors que je n’ai tué personne » Javier de Isusi.
«Voir des baleines» est paru en basque et en espagnol début 2014 aux éditions Astiberri (Ver ballenas / Baleak ikusi ditut). L’ouvrage, qui aborde la rencontre d’un etarra et d’un ex-membre du Gal en prison, a ensuite été publié en français chez les Editions Rackam, avant de faire partie des 30 titres sélectionnés pour le palmarès du festival international de la BD d’Angoulême de 2015. Son auteur, Javier de Isusi, contribue, à sa manière, à une profonde réflexion sur la violence politique en Pays Basque. Jamais manichéene, la BD ne prétend pas à l’analyse socio-historique d’un conflit, mais met en lumière la permanence des traumatismes émotionnels et la nécessité d’une réconciliation de la société. Entretien par Jean-Sébastien Mora
Quelles sont les grandes lignes de ce livre ?
-Javier de Isusi – “Voir des Baleines” est basé sur une histoire réelle, un fait qui m’a beaucoup frappé quand on me l’a rapporté. C’est l’histoire d’un ex-membre de l’ETA qui, en prison en France, a connu un ex-membre du GAL, ce groupe paramilitaire financé par le gouvernement espagnol qui a enlevé et tué dans le milieu nationaliste basque. Ces deux personnes, ennemis objectifs, se sont retrouvées détenues au même endroit. Bien entendu leurs positions idéologiques étaient très éloignées avant qu’ils soient enfermés mais après une rencontre hasardeuse, ils sont parvenus à se comprendre l’un et l’autre, et ils ont établit un type d’accord implicite de non agression. Quand j’ai entendu cette histoire, je me suis dit tout de suite que c’est le type de récit dont on a besoin. C’est une histoire qui paraît impossible, pourtant elle est réelle et a eu lieu. A partir de là, l’enjeu principal était de trouver le ton juste pour aborder cette histoire. Bien que je me suis appuyé essentiellement sur des faits réels, à aucun moment je n’ai essayé de faire un récit historique ou journalistique.
Dans quelle mesure a-t-on besoin d’histoires de ce type au Pays Basque ?
Parce qu’il faut réconcilier la société au Pays Basque. Si deux ennemis parviennent à se rencontrer, non pas à être ami, mais à faire un premier pas et à reconnaître l’être humain qui est en face, alors je crois que c’est le commencement pour une phase de réconciliation. C’est une histoire qui s’est déroulée dans les années 80. J’ai préféré faire une fiction, ne pas mentionner le nom réel des protagonistes car la nature des personnages et leurs parcours intérieurs étaient suffisants pour mon projet de récit. J’ai essayé de travailler autour de cette question : comment pourrais-je me sentir si j’étais dans cette situation ? A partir de là, j’ai aussi pu compter sur la relecture et les corrections de personnes qui par exemple, avaient été en prison ou avaient eu un proche assassiné.
As-tu vécu ces clivages forts de la société basque au moment de la lutte armée ? C’est ce qui t’as donné l’envie de défendre aujourd’hui l’idée de la réconciliation ?
Bien sûr, la société basque est très clivée. Il y a des positions extrêmes mais il y a aussi une infinité de positions et de nuances, autant presque que d’individus. C’est une des choses que je voulais raconter. On a voulu nous ranger dans une extrême, mais la plupart de la population nous ne sommes pas dans les extrêmes, mais dans les nuances. Voilà pourquoi il y a un travail sur la couleur dans la BD : il y a deux couleurs dominantes, complémentaires et opposées, il y a le jaune et le gris de payne, qui a des teintes bleutées. Mais en les mélangeant on obtient plusieurs couleurs, plusieurs nuances. C’est aussi ce que je ressens dans la société basque. Enfin, je crois que des dessins avec des contours trop marqués ne m’auraient pas permis de raconter cette histoire. Je ne voulais pas non plus tomber dans l’expérimentation formelle exagérée : elle aurait perdu le lecteur. Initialement je voulais faire un dessin très simple mais je suis retourné à la technique que j’ai utilisée dans Ometepe, ma dernière BD : crayon et deux tons d’aquarelles.
Tu ressens un changement dans la société basque, un changement auquel tu participes à ta manière dans cette BD ?
C’est très difficile, très long. La violence et les clivages n’ont pas commencé avec ETA, mais bien avant, avec la guerre civile, voir même pendant les guerres carlistes. C’est quelque chose de tellement brutal. Mon espoir aujourd’hui c’est qu’une réflexion débute dans la société basque. En fin de compte, c’est juste une bande dessinée, une petite contribution, une petite fenêtre ouverte pour essayer de regarder de l’autre côté. Chacun doit faire un travail, et c’est très difficile car chacun doit aussi se regarder dans la glace. Il serait trop facile de voir que les défauts des autres.
A-t-on fait des remarques de nature politique sur votre travail, concernant cette aspiration à la réconciliation ?
Quand j’ai commencé cette bande dessinée, il m’est venu à l’esprit que je me risquais sur une pente glissante et je me suis bien sûr demandé si j’avais réellement besoin de la faire. Il y a beaucoup de contraintes évidentes, politiques, sociales et personnelles. Je me suis laissé porter par mon intuition, j’ai travaillé de manière naturelle sans chercher à forcer les choses. Je ne voulais pas non plus entrer dans une analyse historique. Cela a déjà été fait. Le sujet dont je voulais parler est le suivant : nous sommes condamnés à partager un pays et une société, à vivre ensemble. Les deux extrêmes m’ont fait des remarques, mais cela été marginal. Dans l’ensemble le livre a été très bien accepté. J’ai fait la une de Berria et j’ai même reçu des remarques très positives de deux victimes et d’une personne qui à contrario appartenait à ETA. Enfin, il faut comprendre que le sujet du livre n’est pas le pardon. On ne peut pas obliger quelqu’un à pardonner car c’est une chose intime. En réalité tout le livre repose sur l’idée que le panel de nos émotions est très limité. Ce qui veut dire que nous pouvons entrevoir telle ou telle émotion car nous la connaissons également, en dépit du fait que les événements que nous avons vécu sont différents. J’ai pu connaître pour ma part un sentiment de culpabilité irréparable alors que je n’ai tué personne. Mais la BD ne prétend pas analyser et donner des explications, seulement mettre en lumière ces enjeux émotionnels.
Et les baleines ?
Les baleines c’est une métaphore : dans l’histoire, un personnage voit des baleines, mais il est le seul à les voir. En fait, on regarde la même chose mais on ne voit pas la même chose car on ne peut pas voir avec les yeux de l’autre. On peut juste essayer de comprendre. Parfois, je pense aux argentins, avec tous leurs films, leurs bandes dessinées, les livres, les chansons qui abordent la question de la dictature et de ses disparus … Bien que les basques soient moins expressifs, il est clair que nous avons encore un long chemin à faire dans cette direction.
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