Après le temps de l’émotion vient celui de la réflexion. Marianne peut bien pleurer avec Mahomet, “c’est dur d’être aimé par des cons”… Hé, les gars, vous fâchez pas, c’est de l’humour.
Comme des millions de personnes ébranlées par la barbarie des attentats qui ont ensanglanté ce début d’année, j’ai participé aux rassemblements de solidarité avec les victimes.
Charlie Hebdo me répugnait depuis des années mais moi aussi, par empathie, je me suis senti Charlie. Et flic. Et juif, surtout, parce que les assassins ne pouvaient rien reprocher d’autre aux victimes de l’hypermarché que leur simple existence.
J’aurais aimé que davantage de pancartes émergent de la marée de Charlie pour proclamer “Je suis Juif”, cela m’aurait évité quelques sombres réflexions sur l’antisémitisme diffus qui colle à notre société.
Pensées ridicules bien entendu : je me trompais de barbares…
Je m’en veux aussi d’avoir pu penser que pour certains, “être” Charlie ne représentait pas qu’un témoignage de solidarité mais une adhésion inconsciente, voire une allégeance délibérée à une ligne éditoriale qui a contribué à rendre acceptable le discours islamophobe dans les milieux de gauche.
Non, bien sûr, si les foules ont été si promptes à s’identifier à Charlie, c’est pour défendre la liberté d’expression, l’un des attributs les plus sacrés de notre république laïque.
J’avoue que je suis un peu perplexe devant cette communion nationale, devant ces foules brandissant des crayons tels des crucifix tout en reprenant le hadith voltairien “je ne suis pas d’accord avec vous mais je suis prêt à me battre pour que vous continuiez à le dire” (un hadith par ailleurs apocryphe puisqu’on le doit à une biographe du philosophe).
J’imagine que les journalistes emprisonnés par les dirigeants qui paradaient en tête du rassemblement parisien du 11 janvier, que les lecteurs d’Egin et d’Egunkaria et les familles des dizaines de journalistes musulmans morts dans l’indifférence générale partagent ma perplexité…
Liberté fantasmée
Glenn Greenwald, l’un des héros incontestés de la liberté d’expression, et prix Pulitzer en 2014 pour son rôle déterminant dans l’affaire Snowden, estime que pour beaucoup d’occidentaux “liberté d’expression” signifie en réalité : “il est vital que les idées que j’aime soient protégées, et que le droit d’offenser les groupes que je n’aime pas soit révéré”.
Souhaitant en rester à la lettre du hadith voltairien, il contacta plusieurs dessinateurs pour publier des caricatures anti-Juifs à côté de celles de Mahomet. Malgré sa notoriété et sa respectabilité, il n’en trouva aucun prêt à risquer sa carrière pour le soutenir dans son projet… Je ne veux pas m’étendre outre mesure sur ce point car je crois à la sincérité de la grande majorité de celles et ceux qui sont descendus dans la rue pour défendre la liberté d’expression.
On m’accordera toutefois que la différence des réactions suscitées par les deux attentats est quand même un peu irrationnelle.
Cette irrationalité s’explique par la violence symbolique de l’attentat contre Charlie qui s’en est pris à l’un des mythes fondateurs de notre société.
Peu importe que ce mythe de la liberté d’expression soit en grande partie fantasmé : en termes ethnographiques, son rôle totémique est indéniable et s’en prendre ouvertement à lui est tabou.
Pour le dire plus trivialement, l’ampleur de la réaction est à la mesure de l’offense ressentie. Et oui, cela n’arrive pas qu’à ces fanatiques simples d’esprits et libidineux que sont les musulmans (si j’en crois la description systématique qu’en faisait Charlie Hebdo)… Les musulmans de France avaient dans une immense majorité réagi avec une dignité exemplaire à l’offense symbolique qu’avait constituée pour eux la publication des caricatures de Mahomet ; ils réagissent avec la même dignité aux attaques bien réelles qui les frappent de plus en plus fréquemment (on dénombre déjà près d’une centaines d’actes islamophobes depuis les attentats).
La République laïque sera-t-elle capable d’une telle maîtrise de soi ?
Vous avez dit communautarisme?
Le principal écueil qu’elle aura à surmonter est bien entendu le communautarisme. Je ne parle pas du communautarisme musulman qui est lui aussi en grande partie fantasmé : il n’y a pas d’institution représentative, ni de parti, ni de vote musulmans, quasiment pas d’école confessionnelle, etc. Les pressions étatiques pour qu’un tel communautarisme prenne forme sont pourtant nombreuses comme par exemple la création du Conseil français du culte musulman ou l’injonction répétée faite à tous les musulmans de se démarquer des crimes de quelques illuminés. C’est ce qu’Olivier Roy appelle dans le Monde “la double contrainte : soyez ce que je vous demande de ne pas être”.
Non, le principal danger qui nous guette, c’est le communautarisme républicain qui se crispe sur sa propre représentation de la République. Ce sont tous ces courants qui tordent les grands principes universels pour en faire les outils de leur propre sociodicée.
Alors même qu’ils s’accommodent très bien des atteintes au “caractère social” de la République inscrit dans l’article 1er de la Constitution, ces courants se montrent intraitables sur le respect de son “caractère laïc” dont ils se font une interprétation aussi stricte que discutable.
Des “offenses” aussi anodines qu’une employée voilée ou l’évocation d’une possible officialisation des langues régionales les plongent dans une hystérie complètement irrationnelle et ils hurlent au communautarisme comme les takfiristes à l’excommunication.
Marianne peut bien pleurer avec Mahomet, “c’est dur d’être aimé par des cons”… Hé, les gars, vous fâchez pas, c’est de l’humour, ça vous avait pourtant bien fait rire la dernière fois !
magnifique papier