Curieuse ironie de l’histoire. Le vieux peuple Kurde persécuté, déchiré entre quatre Etats (Irak, Iran, Syrie, Turquie) est soudain devenu le rempart à l’armée djihadiste triomphante de l’Etat islamique du religieux Al-Baghdadi en quête du nouveau califat. La déroute des forces de Bagdad, la prise stupéfiante de la grande ville de Mossoul, de l’or et des dollars amassés dans ses banques, des stocks d’armes lourdes récemment livrées par les Américains, a brusquement changé la géopolitique au nord de l’Irak et aux franges de la Syrie. Les puissances occidentales, prises de panique fin juillet début août, ont tout à coup compris que, sur le terrain, seul le Kurdistan autonome et ses peshmergas (soldats) étaient susceptibles de porter secours aux minorités religieuses dont un demi million de chrétiens.
Voilà comment, en quelques jours, ce vieux peuple, ayant pour unique culture de défense la guérilla montagnarde, se voit livrer par la France, vite suivie de l’Italie, des Tchèques et même des pacifistes allemands, des armes sophistiquées. Nécessité fait
loi. Le chef de l’autonomie Kurde, Massoud Barzani, est reçu à l’Elysée. Laurent Fabius, lui, se rend à Irbil, pour mettre en place cette nouvelle alliance approuvée par trois anciens premiers ministres en charge de la gestion transitoire de l’UMP.
Enbata, dès sa naissance, a éclairé et soutenu le destin tragique de la nation Kurde. La première guerre du Golfe a permis aux Kurdes d’Irak de réaliser, contre la violence de Saddam Hussein, une autonomie de fait, grâce au parapluie de l’aviation américaine. A la chute du dictateur, après la défaite à la seconde guerre du Golfe, le nouvel Etat irakien s’est construit sur les communautés religieuses et l’autonomie constitutionnelle du Kurdistan, offrant ainsi une rare zone apaisée de la guerre civile qui a suivi.
Par leur patriotisme et leur détermination, les Kurdes renvoient aujourd’hui à la face des occidentaux leur reniement de l’Etat Kurde qu’ils avaient promis lors du dépeçage de l’empire Ottoman par le traité de Sèvres en 1920, déchiré, trois ans plus tard, pour permettre à Ataturk de construire sa Turquie républicaine et laïque.
Instruits de cette histoire, fortifiés par la pratique d’un pouvoir autonome, de la naissance d’une économie et d’une urbanisation modernes, les Kurdes d’aujourd’hui ne se laisseront sûrement plus rouler dans la farine des puissances occidentales soudainement ralliées à cette reconnaissance de circonstance. Massoud Barzani se souvient de la mort en exil de son père vaincu, les armes à la main, par la conjonction des frères ennemis d’Iran et d’Irak. Le sous-sol de Kirkouk, gorgé de pétrole, reste cependant l’objet de bien des convoitises.
Mais la conjoncture internationale et la dislocation de l’Etat irakien permettent, plus que jamais, d’atteindre le rêve suprême de cette nation: l’indépendance. Cette chance historique Massoud Barzani n’entend pas la laisser passer et annonce, pour un avenir proche, l’organisation d’un référendum réprouvé par Barack Obama. Ce ne serait pas la première fois que des peuples opprimés jouent de la faiblesse du pouvoir occupant pour se libérer. L’Irlande s’est affranchie de l’Angleterre saignée à blanc par la guerre de 14-18. Les empires coloniaux d’Afrique et d’Asie se sont écroulés à la faveur de l’abaissement de l’Angleterre, de la France, de la Belgique et de la Hollande, affaiblies au sortir de la deuxième guerre mondiale. De même pour les pays Baltes et ceux de l’Europe centrale à l’implosion de l’Union Soviétique.
A l’heure où l’Ecosse et la Catalogne, par des voies démocratiques, entendent accéder au rang d’Etat-partenaire au sein de l’Union européenne, le destin singulier de la nation Kurde retrouve toute son actualité.