Tout juste sorti de la terrible guerre civile qui a abouti à sa création en 2011, le Sud Soudan est plongé dans les affres de sanglants conflits internes. David Lannes, notre spécialiste des minorités opprimées, nous livre son analyse de la situation d’un jeune Etat au bord du chaos.
Deux millions de morts, quatre millions de déplacés. C’est le terrible bilan humain de la guerre civile soudanaise qui opposa entre 1983 et 2005 le pouvoir central de Khartoum aux rebelles du SPLA, basés essentiellement au Sud du Soudan. Avec la signature des accords de paix de 2005, puis l’accession à l’indépendance du Sud-Soudan en 2011, on a voulu croire que cette page sanglante de l’histoire africaine était tournée. Mais l’est-elle vraiment ? En moins d’un mois, une simple querelle au sommet du pouvoir a pris une ampleur inquiétante. Plus de mille personnes ont été tuées et 200.000 déplacées ; le plus jeune Etat du monde est désormais au bord de la guerre civile.
C’est un conflit entre le Président Salva Kiir et son ex-Premier ministre Riek Machar qui précipite le Sud-Soudan au bord du gouffre. Salva Kiir avait déjà limogé en juillet tout son gouvernement pour contrecarrer les ambitions politiques de Riek Machar et c’est un affrontement entre leurs partisans respectifs au sein de la garde présidentielle qui a mis le feu aux poudres, le 15 décembre dernier. Salva Kiir et Riek Machar appartiennent à deux ethnies différentes, les Dinka et les Nuer, mais le contentieux n’avait à l’origine pas un caractère ethnique. C’est sur le terrain que la situation a rapidement dégénéré.
Appropriation des revenus pétroliers.
Jouant avec le feu, les deux hommes n’ont pas hésité à mobiliser leurs troupes en jouant sur le ressentiment entre Dinka (majoritaires) et Nuer, et en ravivant certaines des plaies les plus pernicieuses de la guerre civile. Riek Machar avait en effet fait scission du SPLA entre 1991 et 2002, et avait même combattu un temps aux côtés de Khartoum. La difficile réconciliation qui s’est opérée durant la dernière décennie est mise à mal par les tensions actuelles. “Ce prophète de malheur persiste dans ses actions du passé” a ainsi accusé Salva Kir, assurant qu’il empêcherait son rival de laisser “les incidents de 1991 se répéter“. Par cet euphémisme, Salva Kiir fait référence au massacre de Bor dont Machar, à la tête de “l’Armée Blanche” Nuer, fut l’un des responsables : 2000 personnes, en majorité des civils Dinka, y trouvèrent la mort, et plusieurs dizaines de milliers périrent ensuite de famine à cause de la destruction de leur bétail et de leurs récoltes. Réveiller un tel souvenir n’est certainement pas de bon augure pour le pays.
Nous n’en sommes heureusement pas encore là. Pour l’instant, Riek Machar s’est contenté de prendre le contrôle de plusieurs régions pétrolifères. C’est en effet un excellent moyen de pression, mais aussi un coup dur pour l’équilibre d’un pays dont 98% des revenus proviennent du pétrole. Cette dépendance exagérée est d’ailleurs l’une des causes de l’instabilité du Sud-Soudan. L’élite dirigeante s’est en effet davantage préoccupée de s’assurer une bonne part de la manne pétrolière plutôt que d’investir dans le développement du pays. Les chiffres sont édifiants : depuis l’indépendance, 38% des revenus pétroliers ont été alloués aux forces de sécurité et à l’armée, contre seulement 10% aux infrastructures et 7% à l’éducation. La productivité agricole a même baissé depuis la fin de la guerre civile ! Avant l’éclatement des violences, le Sud-Soudan dépendait à près de 80% de diverses ONG pour les services de base à la population ; la situation n’est évidemment pas meilleure depuis qu’elles ont quasiment toutes quitté le pays…
Le rêve de la droite évangéliste américaine
Permettons-nous une comparaison cruelle avec le Timor-Oriental. Tout comme le Sud-Soudan, ce pays a accédé très récemment à l’indépendance (en 2002), au terme d’un conflit sanguinaire. Tout comme le Sud-Soudan, le Timor-Oriental dépend démesurément de ses revenus pétroliers (à hauteur de 90%). Mais à la différence de son petit frère africain, il tâche de les utiliser dans l’intérêt à long terme du pays, via notamment la création d’un fond souverain inspiré par le modèle norvégien. Son taux de croissance pour 2013 le place au 6ème rang mondial. Pourquoi le Sud-Soudan semble-t-il suivre un chemin si différent ?
Dans un éditorial récent, le Financial Times apporte un premier élément de réponse : “à la différence d’autres mouvements de libération africains [et du Fretilin au Timor], le désormais divisé Mouvement de Libération du Peuple Soudanais n’avait que peu ou pas de programmes sociaux dans les zones qu’il contrôlait“. Une autre raison est l’empressement de la communauté internationale à promouvoir l’indépendance du Sud-Soudan ; un long rapport rédigé par plusieurs agences des Nations Unies (www.alnap.org/resource/8287) signalait dès 2009 “un vide conceptuel autour de la notion d’Etat” et avertissait que “ni le gouvernement du Sud-Soudan, ni les donateurs internationaux n’avaient produit un modèle convaincant et consensuel de ce que le Sud-Soudan serait, en tant qu’Etat, à l’horizon de 10 ans”. La communauté internationale, et en premier chef la droite évangéliste américaine qui espérait faire du Sud-Soudan un avant-poste de la chrétienté, n’avait pas voulu entendre ces avertissements. Elle avait même fait pression sur le SPLA dont le leader historique, John Garang, ne souhaitait pas faire sécession qui considérait la signature des accords de paix de 2005 comme “le début d’un Soudan qui ne tiendra pas compte de la race, de la religion, ou de la tribu”. C’est après sa mort dans un accident d’hélicoptère en 2005, et sous l’impulsion de son successeur Salva Kiir et de ses mentors internationaux que le Sud Soudan a opté pour la voie sécessionniste. Une option que John Garang ne considérait qu’en dernier recours : “si nous ne pouvons relever le défi et construire le Nouveau Soudan, alors il vaut mieux que le Soudan se brise plutôt qu’il ne s’effondre”. Force est de constater aujourd’hui qu’un Soudan brisé peut aussi s’effondrer.