Des concessions aux Unionistes irlandais pour acter la fin de leur domination

Au centre, Michelle O’Neill célèbre sa victoire électorale.

Pour mettre fin aux deux ans de boycott des institutions par les Unionistes, boycott lié aux conséquences inattendues du Brexit, les nationalistes d’Irlande du Nord ont dû accepter certaines concessions, en contradiction avec l’esprit des Accords du Vendredi Saint. Pour la première fois, la première ministre d’Irlande du Nord, Michelle O’Neill, n’est pas une Unioniste mais responsable du parti Sinn Fein. La perspective d’une Irlande réunifiée en sort-elle renforcée pour autant ?

Au moment de la partition de l’Irlande en 1921, les protestants représentaient les deux tiers de la population de l’Irlande du Nord et les institutions de cette nouvelle entité se transformèrent en un outil d’oppression de la majorité unioniste protestante sur la minorité nationaliste catholique. Pendant des décennies, cette minorité a souffert de ségrégations en matière de logement, d’emploi, d’éducation, et bien sûr de police. Il aura fallu passer par l’émergence d’un mouvement de défense des droits civiques, traverser trois décennies de conflit armé, construire un processus de paix, et enfin surmonter la crise du Brexit et le blocage des institutions par les Unionistes, pour enfin mettre un terme à leur mainmise sur l’Irlande du Nord. Mais aujourd’hui, le poste de Premier ministre d’Irlande du Nord n’est bel et bien plus occupé par un Unioniste.

C’est Michelle O’Neill, vice-présidente du parti républicain Sinn Fein, qui a été élue à ce poste le 3 février dernier, après presque deux ans de blocage des institutions par les Unionistes. Dès sa nomination actée, la nouvelle Première ministre a tenu à faire savoir qu’il n’y aurait désormais plus de citoyens de seconde classe : « Je serai une Première ministre pour tou·te·s […]. À vous qui êtes britanniques et unionistes : votre identité nationale, votre culture et vos traditions sont importantes pour moi. Je me montrerai inclusive et respectueuse envers vous. » Les Républicains du Sinn Fein, qui sont également aux portes du pouvoir en République d’Irlande, parviendront-ils à respecter cette promesse, tout en avançant vers la concrétisation de cet espoir qui fonde leur identité : la réunification de l’Irlande ? La présidente du Sinn Fein, Mary Lou McDonald, y croit et estime que cet objectif est « à portée de main », même si le camp nationaliste a dû faire des concessions aux Unionistes pour qu’ils acceptent de lever leur blocage.

Les conséquences inattendues du Brexit

Revenons sur les origines de ce blocage pour mieux comprendre cette séquence. Lors du vote du Brexit en 2016, la majorité de la population nord-irlandaise avait voté pour le maintien au sein de l’Union Européenne, malgré l’opposition des Unionistes qui espéraient que la frontière avec la République d’Irlande se transforme en une nouvelle frontière, bien plus hermétique, entre le Royaume-Uni et l’Union Européenne. Cela aurait eu pour conséquence d’arrimer l’Irlande du Nord au Royaume-Uni, mais aurait évidemment ravivé les tensions, puisque la disparition de cette frontière était au coeur des Accords du Vendredi Saint (AVS) qui avaient mis fin au conflit en 1998.

A la grande fureur des Unionistes, c’est le contraire qui s’est produit, car pour parvenir à un accord sur le Brexit, Boris Johnson avait dû concéder à Bruxelles un « Protocole sur l’Irlande du Nord », en vertu duquel l’Irlande du Nord pouvait, contrairement au reste du Royaume-Uni, demeurer au sein du marché unique de l’UE. Au lieu de réinstaurer une frontière entre les deux composantes de l’Irlande, le Brexit instituait donc une nouvelle « frontière de la mer d’Irlande », entre l’Irlande du Nord et la Grande-Bretagne ! Les Unionistes multiplièrent les mesures de protestation contre le « Protocole », à tel point que le Premier ministre nord-irlandais Paul Givan, membre du parti unioniste DUP, présenta sa démission en février 2022. Les Républicains du Sinn Fein remportèrent les élections de mai 2022, mais leur cheffe de file Michelle O’Neill dut patienter près de deux ans pour prendre ses fonctions de Première ministre, car le DUP refusa de réintégrer le Parlement nord-irlandais. Pourquoi a-t-il donc finalement accepté de le faire le 30 janvier dernier ?

Revirement des Unionistes

En mars 2023, le « Protocole sur l’Irlande du Nord » avait été modifié par « le Cadre de Windsor », un nouvel accord entre l’UE et le Royaume-Uni visant à alléger la « frontière de la mer d’Irlande » : moins de contrôles douaniers et la possibilité pour l’Irlande du Nord de s’opposer aux potentielles évolutions des normes européennes sur les biens. Malgré cela, les Unionistes maintinrent leur blocage, estimant que ce nouvel accord ne leur permettait pas de retrouver une place à part entière au sein du marché interne britannique. Le revirement du DUP s’explique par deux facteurs. Le premier est la situation sociale intenable dans laquelle l’Irlande du Nord était plongée, du fait du blocage de ses institutions. Les salariés du secteur public ne pouvaient par exemple pas être augmentés pour suivre l’inflation et une grève d’une ampleur inédite depuis plus de 50 ans a paralysé l’Irlande du Nord en janvier. L’obstruction du DUP devenait donc de moins en moins assumable.

L’autre facteur est une série de concessions faites par Londres aux Unionistes. Ces concessions, détaillées dans un document intitulé « Protéger l’Union », sont destinées à « dédommager » les Unionistes pour les changements induits par le Brexit. Le document affirme que les Actes d’Union, qui formalisèrent au XVIIIème siècle l’annexion de l’Irlande, ne sont pas impactés par les régulations commerciales post-Brexit. Il propose aussi de revenir sur une mesure du « Protocole » qui imposait au gouvernement de protéger « l’économie de toute l’île », et il réaffirme le rattachement constitutionnel de l’Irlande du Nord au Royaume-Uni. Ce document, négocié dans le secret entre Londres et le DUP, ne contient peut-être pas de mesure vraiment concrète, mais il s’oppose dans l’esprit et dans la forme aux AVS qui reposaient sur un dialogue entre toutes les parties.

Cette proposition d’accord a été acceptée par les Unionistes, à l’exception des plus radicaux qui traitent leurs camarades « d’implémentateurs de protocole », une insulte très grave dans ce milieu. Mais l’atmosphère générale est à la satisfaction, voire à la jubilation, dans le camp unioniste. Pour l’Ordre d’Orange, « cet accord ne se contente pas de mettre une Irlande unie hors de portée de main, il l’éjecte hors de notre vue ».

Grincements de dent nationalistes

Dans le camp nationaliste, c’est en revanche une couleuvre un peu dure à avaler. Le Premier ministre irlandais Leo Varadkar (1) résume assez bien la situation : « Si c’est le prix, si c’est ce qui doit être accepté pour que les institutions nord-irlandaises puissent de nouveau fonctionner, je pense que ça en vaut la peine ». Il regrette cependant le « langage négatif » du document à l’égard de « l’économie de toute l’île » et a manifesté son malaise en ne tenant pas de conférence de presse commune avec le Premier ministre britannique Rishi Sunak, lors de la visite de ce dernier. Au Sinn Fein, on serre également les dents et on affirme que les AVS « n’ont pas été endommagés » par ce nouvel accord. Inévitablement, cet épisode donne du grain à moudre aux dissidents républicains : « La revendication républicaine centrale au XXème siècle était que les Britanniques annoncent leur retrait des Six Comtés. Aujourd’hui, ils ont annoncé leur intention de rester ». Un ancien prisonnier républicain voit, quant à lui, dans le fait que Michelle O’Neill ait assisté à une cérémonie de remise des diplômes de la police nord-irlandaise une preuve de plus que le parti est « domestiqué ». Il n’y a pas que les dissidents républicains, dont le poids électoral est marginal, qui manifestent leur désapprobation. On assiste également à une certaine radicalisation des nationalistes du SDLP (social-démocrate). Ce parti, naguère majoritaire dans le camp catholique s’est affaibli au profit du Sinn Fein, depuis la mise en place des AVS. Il semble aujourd’hui décidé à exploiter les contradictions que le Sinn Fein devra inévitablement affronter maintenant qu’il est au pouvoir. Le SDLP a ainsi rejeté le nouvel accord « qui a transgressé les principes des AVS et qui est, de manière flagrante, le résultat d’une négociation à sens unique. » Dans le même esprit, le SDLP a refusé d’intégrer le nouveau gouvernement et annoncé qu’il ne se rendrait pas à la fête annuelle organisée à la Maison Blanche pour la Saint Patrick, à cause de la participation des États-Unis au génocide en cours à Gaza. Le Sinn Fein, qui comptait assister à la cérémonie, s’est donc retrouvé sur la sellette, forçant Gerry Adams à sortir de sa retraite pour défendre la position de son parti. Le mécontentement s’étend également à certains secteurs de la société civile. On regrette par exemple une « opportunité manquée pour la langue irlandaise » avec la nomination d’un membre du DUP au poste de Ministre de l’Éducation.

Le pari du Sinn Fein

L’élection de Michelle O’Neill est historique en ce sens qu’elle met fin à la mainmise unioniste sur l’Irlande du Nord, mais elle ne signifie pas que les conditions sont réunies pour une réunification de l’île, et ce constat est inévitablement source de déceptions. Certes, les partis nationalistes recueillent désormais plus de voix que les unionistes (41 % contre 40 %) et, selon un sondage, la population est davantage favorable à la réunification qu’à un maintien au sein du Royaume-Uni (52 % contre 44 %) ; mais si un vote avait lieu demain, le maintien l’emporterait (49 % contre 39 %), par crainte d’un retour de la violence de la part des groupes loyalistes.

Le Sinn Fein semble faire le pari qu’il est possible de rallier de nouveaux secteurs au projet de réunification, à l’instar des électeurs du Parti de l’Alliance (non confessionnel) qui y sont désormais majoritairement favorables. Ainsi, pour le nouveau ministre de l’Économie de l’Irlande du Nord, « la priorité est que le gouvernement de Dublin organise une conversation structurée pour analyser et examiner tous les problèmes qui pourraient découler de ce changement constitutionnel, afin que, quand les gens prendront leur décision, ils soient pleinement informés de ce que cela implique ». Si le Sinn Fein remporte les prochaines élections générales en République d’Irlande, en mars 2025, il aura le loisir d’organiser cette « conversation structurée ». Cela mettrait la réunification à « portée de main » des Irlandais·es et ferait vite oublier les concessions symboliques faites aujourd’hui aux Unionistes.

(1) Il a depuis démissionné.

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