Bake Bidea et les Artisans de la paix ont lancé une importante campagne de soutien aux inculpés de Louhossoa qui comparaîtront les 2 et 3 avril devant le tribunal de Paris. 100 personnalités, dont certaines de premier plan, demandent la relaxe de Béatrice Molle-Haran et de Txetx Etcheverry (pétition à signer sur le site www.bakebidea.com). Enbata pour sa part vous propose la lecture de cette réflexion rédigée par ce dernier en septembre 2017 pour le livre Bake Lumak. Il y revenait sur les paramètres ayant caractérisé l’action de Louhossoa et les enjeux de cette «bataille du désarmement » menée entre le 16 décembre 2016 et le 8 avril 2017.
A visages découverts
La désobéissance civile comporte une caractéristique essentielle : elle se pratique à visage découvert et les militant.e.s qui participent aux actions sont donc sûrs de se faire prendre à tous les coups. Dans les stratégies clandestines, violentes, armées, l’activiste porte une cagoule et peut donc espérer ne pas se faire prendre. Il réalise son action et il fait le maximum pour ne pas être arrêté et jugé pour elle.
Cette différence est très importante car quand on est sûr de se « faire prendre à tous les coups », d’être arrêté et jugé pour l’acte qu’on pose, il y a dès lors une obligation que ce dernier soit absolument assumable, devant les juges et devant l’opinion publique. Plus que ça, on doit être convaincu qu’il est légitime, qu’il sera compris et soutenu par le plus grand nombre. Car ce soutien populaire, voire majoritaire, sera notre meilleure protection devant les juges, la répression, et face aux tentatives de criminalisation de notre action.
Cette caractéristique technique, le visage découvert, a ainsi des conséquences politiques et stratégiques fortes. Cela vous oblige à avoir une bonne analyse de la situation politique, des rapports de force en présence, de l’état de l’opinion publique, de ce qu’elle peut trouver légitime ou non, ce qu’elle peut comprendre et soutenir ou non, des forces et faiblesses de votre adversaire, des fenêtres d’opportunité rendant possible ou vaine une action, etc. Si la désobéissance civile n’est pas en phase avec les réalités, si elle prend ses désirs pour des réalités, si elle se construit comme une pratique d’avant-garde volontariste prête à se passer du soutien populaire, elle le paie vite au prix fort et devient rapidement impossible à pratiquer.
Les clefs de Louhossoa
Quand nous avons réalisé cette première opération de désarmement concrète qui a culminé à Louhossoa, nous étions sûrs de nous « faire prendre à tous les coups ». Dans le plan B (que nous avions minutieusement anticipé et préparé) bien sûr, si la police avait vent de cette opération et nous arrêtait en pleine action. Mais également dans le plan A, dans le cas où la police ignorait que nous préparions une telle initiative, et où nous pouvions la mener à son terme sans son intervention.
En effet, même dans le plan A, « nous nous faisions prendre à la fin » puisque notre intention était d’annoncer publiquement, à visage découvert, avoir neutralisé dix caisses d’armement appartenant à l’organisation ETA et notre décision de les remettre aux autorités françaises, en assumant toutes les conséquences politiques et juridiques de cette initiative. Notre analyse de la situation politique nous laissait penser que cette action était non seulement légitime mais susceptible de jouir d’un fort soutien populaire.
L’attitude des deux États français et espagnol était incompréhensible : empêcher une organisation voulant désarmer de le faire. Elle avait des conséquences dangereuses : alimenter les secteurs opposés à l’arrêt de la lutte armée, humilier l’adversaire et donc rendre inévitables les désirs de revanches futures, sans parler de savoir qui pourrait tomber sur ces caches d’armes et d’explosifs disséminées un peu partout dans la nature.
La population du Pays Basque nord, ses élus, pouvaient facilement comprendre notre geste, notre initiative : nous étions connus comme militants non-violents. Opposés à la stratégie d’ETA, nous avions applaudi à sa décision de mettre fin à la lutte armée. Nous avions couché par écrit la philosophie qui nous animait, les objectifs que nous poursuivions. Nous ne faisions là que ce qu’auraient dû faire les deux États depuis cinq ans déjà, à compter du jour où ETA avait prononcé son cessez-le-feu définitif : rentrer en contact avec cette organisation, discuter avec elle des modalités d’un désarmement digne, sécurisé et ordonné, et enfin aider concrètement à ce désarmement, jusqu’à ce qu’il soit total.
Le travail réalisé par Bake Bidea, la déclaration de Bayonne et la conférence de Paris, les appels répétés des élus aux gouvernements pour qu’ils s’impliquent dans le processus de paix, notre appartenance à des réseaux militants dynamiques et présents, non seulement en Pays Basque, mais sur l’ensemble de l’Hexagone, nous permettaient d’espérer un soutien large et immédiat.
Plan A ou plan B, nous pensions que notre initiative allait déclencher une dynamique populaire, participative, politiquement plurielle, qui allait elle-même permettre de prolonger notre premier geste et l’aider à remplir l’ensemble de ses objectifs : aller jusqu’au bout du désarmement, enclencher à partir de là d’autres initiatives visant à répondre aux autres aspects d’un processus de paix juste et globale.
Cette tradition militante, de la non-violence active, de la désobéissance civile, cette culture particulière ont bien évidemment déterminé notre état d’esprit, au moment de notre arrestation par la police et de notre mise en gardeà- vue. En ces moments-là, rien n’était plus éloigné de nous que le sentiment d’un échec, d’une initiative avortée, d’une déception quelconque. Nous rentrions en garde-à-vue en nous disant que tout commençait, et que si tout se passait comme nous l’escomptions, c’était là le début d’une dynamique nouvelle qui pourrait améliorer fortement la situation du Pays Basque, dans la perspective d’une paix globale et durable.
Le sens du 8 avril
La suite nous a donné raison. Louhossoa a accéléré le cours du temps, a créé un avant et un après, a modifié le jeu des deux États, et mis en avant le rôle positif que la société civile pouvait jouer dans le processus de paix. En moins de quatre mois, l’affaire du désarmement était réglée, d’une façon qui ne venait pas créer de blessures ou d’humiliations supplémentaires, de nouvelles haines et volontés de revanches. De la manière dont les deux États géraient la situation depuis 2011, cela aurait pu prendre cinq années de plus et retarder d’autant le règlement des autres questions en suspens, comme le sort des prisonniers et des exilés, la reconnaissance et le devoir de vérité dus à toutes les victimes, l’instauration des bases d’un nouveau vivre-ensemble en Pays Basque, etc.
Le jeu des deux États était modifié et, pour la première fois, on avait l’impression que Paris jouait sa propre partition sur ce dossier, cessant de se comporter en petit télégraphiste de Madrid. Cela décrispa considérablement la situation et contribua nettement à ce que les choses se déroulent au mieux, dans l’intérêt de tout le monde.
L’implication d’élus de toutes étiquettes politiques, de syndicalistes de toutes sensibilités, de militants associatifs les plus divers, d’artistes, de personnalités socio-professionnelles dans la mobilisation pro-paix qui a suivi les événements de Louhossoa a également contribué à modifier — et enrichir — le panorama. Les 20.000 personnes présentes à Bayonne le jour du désarmement, le 8 avril 2017, traduisaient un fait important : la société civile était passée d’un statut de spectatrice — souvent désespérée — des tentatives de paix en Pays Basque, à un rôle d’actrice enthousiaste. Elle donnait une autre dimension au désarmement et à la paix, celui d’un geste historique réalisé au nom du peuple basque. Personne ne devrait plus jamais se réclamer de cette légitimité-là pour justifier un retour à la violence. Et elle interpellait les deux États en leur demandant : « Et vous, maintenant, quels pas êtes-vous prêts à réaliser, pour aider à cheminer plus loin vers cette paix globale et durable que la population du Pays Basque appelle de ses voeux ? ».
Demain la paix ?
Nous l’avons dit et redit, dès les premiers instants : le désarmement n’est pas la paix. Il reste beaucoup à faire aujourd’hui pour arriver à pouvoir parler de paix, et pour enfin la penser irréversible. Immédiatement, il nous faut obtenir un changement des conditions d’incarcération des centaines de prisonniers politiques basques, et de leurs perspectives de libération. Personne ne croit une seconde que la paix pourra se construire avec des prisonniers mourant dans leurs cellules — comme ce fut le cas de Kepa del Hoyo, quatre mois après le jour du désarmement — ou condamnés à y croupir les prochaines décennies. Alors que les responsables des groupes para-policiers GAL ont été condamnés à des peines de 75 ans, suspendues au bout de trois ou quatre années seulement, personne n’y verrait autre chose qu’injustice et politiques de vengeance, porteuses de tensions et de rancoeurs insurmontables. Ce n’est pas sur ces bases-là que nous construirons les bases d’un nouveau vivre ensemble en Pays Basque. Ce qu’il faut également dire aujourd’hui, c’est que la paix n’est pas l’absence de conflits. Les divergences d’options, de visions sur le présent et l’avenir du Pays Basque, les intérêts des uns et des autres, les oppositions entre les différents projets de société subsistent bien évidemment, et persisteront longtemps. Nous ne voulons pas abolir la confrontation entre ces différentes visions, ces différents projets. Nous voulons juste que s’ouvre enfin le temps de la confrontation démocratique, dans un pays qui, du coup d’État franquiste au désarmement d’ETA, a connu 80 ans d’affrontement armé ininterrompu. Nous voulons juste que la parole et l’intelligence remplacent les armes et la violence. Nous voulons qu’à l’art de la guerre succède celui de la paix. Et nous attendons que chaque partie en présence démontre dans les faits que c’est également là sa volonté.