Le 19 mai, une gigantesque parade militaire célébrait à Colombo le troisième anniversaire de la défaite militaire des Tigres de Libération de l’Eelam Tamoul (LTTE). Le Président Mahinda Rajapakse exultait: «Toute personne sensible réalisera l’avantage pour notre peuple. Aujourd’hui, il n’y a plus de tuerie, de combat. C’est paisible, les gens sont libres». Après 25 ans de guerre civile entre la minorité tamoule et le gouvernement cinghalais, et 100.000 morts, tout le monde comprendra en effet l’importance que revêtent la paix et la liberté. Mais le Président Rajapakse a des critères très personnels pour les évaluer…
En utilisant des critères plus consensuels, Lousie Arbour, ancienne Haute Commissaire de l’ONU aux Droits de l’Homme, arrive à un tout autre constat: «Pour les Tamouls, la fin de la guerre civile sri lankaise n’a apporté aucun dividende de la paix […] Des dizaines de milliers de “veuves de guerre” vivent sous le contrôle du gouvernement central et des forces de sécurité cinghalaises depuis 2009 et la fin de la guerre civile, dont les derniers mois ont vu jusqu’à 40.000 civils tués». Le Comité pour les Droits de l’Homme en Asie estime quant à lui que le Sri Lanka est devenu «un endroit où la conversation démocratique est hors-la-loi». On serait donc loin de la situation idyllique décrite par Rajapakse…
L’armée joue un rôle central
dans la reconstruction
Durant les mois qui suivirent la fin de la guerre, le gouvernement sri lankais n’hésitait pas à affirmer que l’offensive contre les Tigres n’avait pas fait de victimes civiles, ou très peu. Ce n’est que pour éviter l’ouverture d’une enquête internationale que Rajapakse consentit en mai 2010 à former une «Commission sur les Leçons Apprises et la Réconciliation» (LLRC). Une commission sous contrôle puisque la nomination de ses membres était loin d’être indépendante. Et surtout, elle n’était soutenue par aucun programme de protection des témoins, dans un pays où des dizaines d’opposants politiques «disparaissent» régulièrement. Sans surprise, la LLRC a fait son possible pour ignorer les exactions commises par l’armée (refusant par exemple d’examiner les preuves rassemblées par l’ONU), mais elle a été obligée de reconnaître que «des pertes civiles considérables se sont produites durant la dernière phase du conflit». Elle s’est aussi autorisée à faire quelques suggestions au gouvernement, en lui recommandant notamment de démilitariser rapidement l’Est et le Nord de l’île (à majorité tamoule) et d’accorder une certaine autonomie à ces régions.
La réaction du gouvernement face aux timides revendications de sa propre commission a été… de la renier! Selon lui, «la LLRC est allée au-delà de son mandat […] Le gouvernement doit considérer quelles revendications peuvent être implémentées immédiatement, et celles qui nécessitent davantage de réflexion». Pour l’instant, cette réflexion ne semble pas être à l’ordre du jour. L’armée, dont les effectifs n’ont pas diminué depuis la fin de la guerre, s’est implantée dans les zones tamoules en construisant des bases démesurées pour la construction desquelles des terrains privés et publics ont été réquisitionnés, et des dizaines de milliers de personnes déplacées. L’armée joue aussi un rôle central dans la supervision des plans de reconstruction des zones dévastées par le conflit; elle a, selon l’International Crisis Group (ICG), «marginalisé l’administration civile, essentiellement tamoule, et conduit à une reconstruction inefficace et ethniquement biaisée». Plus grave encore, l’armée s’investit dans l’agriculture et le commerce ce qui traduit son intention de rester et réduit les possibilités de développement des populations ta-mou-les.
Diluer la présence tamoule
Le bien-être de ces dernières n’est pas une priorité du gouvernement central, bien au contraire. «Le Nord, presque intégralement tamoulophone, est maintenant parsemé de panneaux en cinghalais, les rues sont renommées en cinghalais; les monuments aux héros de guerre cinghalais […] et des champs de batailles sont ouverts uniquement aux Cinghalais. Les pêcheurs et les hommes d’affaires cinghalais se voient souvent octroyer des avantages refusés au Tamouls», rapporte l’ICG. Tout cela participe d’une stratégie assumée —et déjà testée avec succès dans l’Est de l’île— de «diluer» la présence tamoule dans ses territoires historiques pour vider de leur substance les revendications basées sur les spécificités culturelles de ces territoires.
Ce mépris des principales victimes de la guerre, qui va de pair avec une fascisation croissante du pouvoir central, ne peut plus être ignoré par la communauté internationale. En mars, l’ONU a pris une résolution enjoignant le Sri Lanka a organiser une enquête indépendante sur les crimes de guerre commis lors du conflit contre les LTTE. Cette résolution a pu être prise grâce à la détermination des Etats-Unis qui ne relâchent pas leur pression: «Nous veillerons à ce que le gouvernement du Sri Lanka implémente les recommandations constructives de la LLRC et prenne les mesures nécessaires pour déterminer les responsabilités [des crimes de guerre]». La presse et les ONG, dont l’ICG, se sont réjouies de la résolution onusienne et de la détermination américaine et espèrent que la pression internationale réussira à infléchir la politique du gouvernement. On me permettra d’être plus pessimiste. Les Etats-Unis s’inquiètent au moins autant du tropisme chinois du gouvernement sri lankais que du sort des Tamouls. L’agitation diplomatique autour de la résolution onusienne pourrait n’être qu’un moyen de pression pour que le Sri Lanka reste dans le giron occidental. Une pression visiblement efficace puisque le ministre de la Défense (par ailleurs frère du Président Rajapakse) vient d’annoncer que l’Inde et les Etats-Unis allaient collaborer militairement avec son pays. J’aimerais me tromper, mais je pense que le sort des Tamouls va vite retomber dans l’oubli… jusqu’à ce qu’une nouvelle insurrection armée l’en sorte au désespoir de tous.