C’est quelqu’un qui a raconté à quelqu’un qui a raconté à Maria Softsi qui a raconté à Myrto Gondicas qui a traduit l’histoire en français et l’a fait circuler. C’est une histoire vraie. Une histoire vraie, on est libre de la prolonger et on est libre de la réinventer et même c’est ce qui peut arriver de mieux à une histoire vraie. C’est ce qui peut arriver de mieux à cette histoire qui possède exactement ce qu’on désire des histoires, ce qu’on désirait des contes quand on se racontait des contes qui disaient l’expérience qu’on avait et qu’on voulait partager : une joyeuse morale. Ça devient une légende urbaine et ça connaît, comme les légendes, plusieurs allures, plusieurs versions.
On dirait qu’on est passé dans la boite magique à fictions, on en sort transformé et hilare et c’est ça la fiction, c’est le temps écarté, le temps agrandi qu’on prend pour raconter et agrandir. Ça fait beaucoup de joyeuses croissances, une croissance ce qu’il y a de plus économe, de plus sobre, et une liberté – ce qu’il y a de plus fou.
Notre version, à nous. On est à Athènes, ce n’est pas rien dans l’histoire. C’est en heure de pointe et le bus est bondé dans lequel un Africain est assis, sans voisin. A ce stade de l’histoire on note deux éléments : heure de pointe et personne à côté de l’Africain.
Une vieille dame monte dans le bus, elle n’a pas le choix de la place. Elle s’assied donc où vous savez. Déjà vous voyez le truc. On roule. La vieille dame commence doucement. C’est quoi ces noirs qui viennent chez. Un arrêt. On repart. La vieille dame n’est pas contredite, qui prend du poil de la bête. Qui viennent chez nous et nous prennent ceci et nous prennent cela. Le monsieur noir à côté d’elle est impassible et ma foi tout le monde est impassible, l’amie de l’amie de l’amie de mon amie est impassible elle aussi, mais elle est derrière la vieille dame, juste derrière, elle n’en perd pas une ; nous non plus, donc. Qui nous prennent le travail et qui sentent mauvais. Peut-être on peut, là, abréger. Mais on reconnaît l’inimitable accent de l’histoire vraie. Dire quand même que la vieille dame parle de plus en plus fort. Que tout le monde l’entend et que personne ne la fait taire. Ni ne la relance, il faut le dire aussi. Et qui sont des délinquants. Arrêt. Un contrôleur monte dans le bus.
La vieille dame prépare son ticket, elle le tient entre pouce et index et attend que le contrôleur contrôle. Peut-être même trépigne-t-elle d’impatience. C’est qu’elle a son ticket, ce qui n’est en général pas le cas des délinquants. Elle brandit son ticket, sa fierté. L’amie de l’amie de l’amie de mon amie voit très bien ce qui se passe alors. Elle est aux premières loges. Elle n’est pas seule à voir. Cinq ou six personnes voient très précisément ce qui se passe alors et pourtant ça se passe très vite.
La vieille dame qui s’est enfin tue brandit son ticket. Le contrôleur se dirige vers la banquette qu’elle occupe avec le monsieur africain toujours aussi impassible. Le contrôleur n’est pas très attentif, il ne regarde ni la vieille ni le monsieur. Le monsieur impassible saisit le ticket brandi par la vieille et il fait ceci : il le mange. Il le met dans sa bouche, le mâche et l’avale. Puis il prend le temps de sortir le sien de sa poche, qu’il présente au contrôleur.
La vieille hurle : l’Africain a mangé mon ticket, l’Africain a mangé mon ticket. Combien de fois le vrai n’est-il pas vraisemblable. Aujourd’hui ça réjouit les cinq ou six personnes qui ont vu et ne disent rien et haussent les épaules : enfin comment imaginer qui que ce soit manger quoi que ce soit comme ticket de bus. A moins d’avoir dans la tête des représentations sauvages, de faire des associations de fantasmes cannibales. La vieille dame crie. Le contrôleur a sans doute un peu de honte. Peut-être ne sait-il pas ce qu’il ressent exactement, mais il verbalise la vieille dame, pour voyage sans titre de transport. Elle, elle continue : l’Africain, il a mangé mon ticket. Tempête tant que le chauffeur s’arrête et qu’elle doit descendre, sous escorte.
Les passagers du bus restent impassibles. L’amie de l’amie de mon amie rit, après coup, quand elle raconte.