L’Empire romain périra demain

EmpireRomainmilieuduIIIèsiècle
L’Empire romain en 230 après J.C.

L’Empire romain périra demain1

Au moment où l’Empire romain s’effondrait, ou plutôt durant la longue période de guerres qui y mirent fin, tout au long des invasions barbares comme on disait et dit encore peut-être dans les manuels d’Histoire, on apprend aujourd’hui qu’auraient sévi des vagues de froid et des sécheresses prolongées2 : bref, le climat serait devenu fou.

Le climat devenait fou ; ce qui s’était construit à force de conquêtes et de violences, malgré la période du milieu, dite pax romana, ce moment d’Auguste et de grande fabrication architecturale et littéraire, se détruisait, s’effondrait.

Si on regarde de loin, de très loin, de là où l’on est, bien sûr prisonnier de nos images, on la voit monter, la belle construction, on voit s’établir le royaume, on voit l’Empire, la grosse société, tout le système se fabriquer – et puis ça se défait, dégringole, écrasé par soi-même, sous son propre poids. Aidé dans la dégringolade par les fameuses invasions, attaques de l’extérieur, frontières non tenues, décadence morale et maladies.

On regarde de très loin. Voir grossir, enfler, puis décroître. Devant l’image du gros Empire qui s’effondre, on s’interroge : les états, les empires et les systèmes fonctionnent-ils comme des organismes  ? On peut appliquer aux mouvements des civilisations ce que dit Freud des pulsions ? A savoir, pour résumer : le plaisir est régi par la tentation d’un excès. Plaisir maximal au moment où il est impossible de continuer à éprouver du plaisir. Alors, décharge absolue du système, extinction de l’appareil de l’âme lui-même. Autrement dit, « ce qui meut le plaisir risque aussi d’en abolir la possibilité même »3. Ce serait selon ce schéma, ce processus de plaisir et déplaisir, de croissance et de chute, qu’on regarderait les parcours collectifs passés, et attendrait les futurs.

EmpireRomainDe nos sociétés comme d’un organisme psychique (et physique)

De nouveau, la comparaison : une très grande quantité (d’excitations, d’images, d’objets, de rencontres) afflue de l’extérieur vers l’intérieur. Une très grande quantité (de rêves, de sensations, de traumatismes) est présente à l’intérieur ; pour que les deux, contenu intérieur et contenu extérieur, cohabitent, pour que l’organisme (ou la société?) distingue, sans blague, intérieur et extérieur, ne délire pas, n’hallucine pas les images et les objets de son désir, il faut que la pensée joue son rôle.

C’est elle, la pensée, qui lie les représentations. C’est elle qui peut régler l’économie des quantités, celles venues de l’intérieur (petites ou grandes folies), celles de l’extérieur, c’est elle qui vient mettre son grain de sel : et le psychisme (ou le royaume), entraîné de lui-même vers sa mort, varie, peu ou prou, ou pas du tout, la direction de sa course.

Pas du tout ? En effet, la pensée peut elle aussi attraper la maladie et délirer complètement. Combien on en connaît – des raisonnables jusqu’à la paranoïa. Des rationnels qui hallucinent – et des systèmes économiques qui se croient sciences en tordant expériences et humanités pour qu’elles ressemblent à tout prix aux théorèmes énoncés. Une science à l’envers, donc. Une pensée délirante.

Trouver l’équilibre entre forces extérieures et forces intérieures est difficile. Un excès ici, ou ici, et c’est l’allumage à contre-temps. Ces allumages excessifs peuvent être collectifs, c’est qu’ils sont envenimés par des discours qui excitants qui font bouillonner telle ou telle autre image. Pour un individu trop sensible aux représentations hyper-intenses (entendons : hystériques) venues de l’extérieur (images, informations et discours), on sait comment ça se passe.
Chez tel commerçant sympathique, on discute à bâtons rompus attendant la facture, on prend son temps. Cependant que passe dans la rue une dame, la cinquantaine, portant foulard, le même que celui que portait, dans les Landes, il y a une vingtaine d’années, ma grand-mère. Et sans doute aussi la grand-mère du monsieur qui prépare la facture. Le monsieur qui préparait jusque-là la facture s’arrête, fixe la dame au panier et foulard en route vers le Carrefour Market. Voilà : la représentation devient hyper-intense (la dame au foulard est l’image qu’offre à la haine ou à la défiance, depuis tant années, le discours xénophobe dominant), la représentation hyper-intense rencontre quelque chose de l’intérieur qui est de toute fragilité, aucune pensée ne vient empêcher le court-circuit, aucune. Et c’est parti : vous savez qu’on va construire une mosquée tout en haut de la Tour Eiffel ? Ils sont partout.

Il n’y a pas d’équilibre naturel, il n’y a pas de systèmes régulés par eux-mêmes. C’est toujours de constructions instables qu’il s’agit. Les représentations, les forces et énergies sont telles (celles de dedans, celles de dehors) qu’il faut une grande chance de pensée pour ça tienne à peu près debout, pas trop fou.

Il n’y a pas d’équilibre naturel : le capitalisme n’est pas mort de lui-même comme on le pensait au XIXème siècle et la concurrence pure et parfaite, qu’on laisserait aller jusqu’au bout, n’est jamais parvenue à cet équilibre qu’on prévoyait ou croyait, s’inspirant d’Adam Smith, prévoir.

Alors, quand même la pensée, qui normalement fait le tri, s’abandonne à l’excès, que reste-t-il ? La limite, la limite extérieure et sans conteste des dehors. Le climat ? Le climat.

BasculementClimatiqueL’Empire romain, quand rien n’allait plus, quand les barbares grossissaient la ligne de la frontière, s’installant d’un côté et de l’autre, quand on jouait tous ensemble à regarder mourir dans l’arène des gladiateurs nés pour ça, l’Empire romain souffrait, nous dit-on aujourd’hui (c’est à dire pas tout à fait n’importe quand), d’un excès de sécheresse et de froids intenses – de ce qu’on appelle aujourd’hui un bouleversement climatique. Le cosmos à notre secours. Le climat et sa limite infranchissable à notre secours.

Sans doute les déplacements de population des IIème et IIIème siècle après Jésus Christ s’expliquent-ils en partie par des changements climatiques qui ont bousculé l’agriculture et provoqué des famines ; sans doute les grands bouleversements politiques ne viennent-ils jamais seuls. Mais le plus intéressant, dans cette étude que le journal Le Monde relaie, c’est la comparaison sous-entendue avec notre propre moment européen. Lorsqu’on se fait l’écho d’une enquête scientifique qui relie le basculement climatique à la fin d’un Empire ou d’un monde, certes on informe son lecteur. Mais on l’avertit, aussi.

On l’avertit et on l’encourage : la pensée, on peut l’adosser à la volonté. Choisissons d’obéir au principe de réalité qui limite la toute puissance du plaisir. La toute-puissance du plaisir, qui va toujours, si on le laisse faire, à sa propre mort, à son retournement, à son anéantissement. Choisissons la vie, c’est à dire la limite. C’est à dire la sobriété.

Le climat comme limite, donc. Le climat et ses limites comme affirmation de vie et de désirs. Et retrouver ici, comme par hasard, des images : de textes en textes et de films en films, des tempêtes surgissent. Elles sont sur les terres, elles sont sur les eaux. Une cosmogonie est établie. Puis menacée.

Une tempête, à l’acte III de la pièce de même nom, attaque le vieux roi Lear, chez Shakespeare. La nuit est ouverte et trop rude. On ne peut pas supporter une nuit si rude. La nuit est la tyrannie, dit Kent, fidèle compagnon et serviteur de Lear. On voit bien le renversement. Le tyran n’est pas le roi, malgré la proximité sémantique, le tyran c’est ce qui bondit et rugit dans la nuit ouverte, la tempête. Le tyran est la nuit tout entière, pire que les bêtes fauves.
Que s’est-il donc passé  pour qu’on voie, à l’Acte III, scène IV, du roi Lear, le vieux et très puissant roi, à qui tout ou presque appartenait, terres et hommes, paroles des hommes, pleurer sous le déluge ?
La plus jeune de ses filles, Cordelia, a refusé de lui dire ce qu’il exigeait. Qu’elle l’aimait absolument et plus que tout au monde. Elle a refusé de se plier à l’excès d’une parole. Le roi, pour un mot non prononcé, en raison de ce manque fou, frustration impossible, souhaite tout perdre. La folie de tout perdre est comparable à celle qui consiste à tout avoir. Lear, quand il n’obtient pas la parole de la plus jeune de ses filles, donne tout, terres et empire, à ses deux autres filles, qui en feront n’importe quoi ; il se dissémine, il se divise, il se perd, le vieux roi.

LeRoiLeardanslatempete
Le Roi Lear dans la tempête

Il se retrouve nu sous la tempête, privé de la parole d’amour totale, privé de lui-même, privé de puissance, privé de tyrannie. La tyrannie, il l’abandonne, la transfère : aux éléments, à la nuit. C’est la tempête. Tempest in my mind.
Et c’est grâce à cette frustration intime, ingratitude filiale, comme il le dit lui-même, que le roi Lear accède à une conscience collective. C’est le deuxième renversement. Le rien que lui donne Cordelia la plus jeune de ses filles lui permet, en le dénudant, de se rapprocher du tout de la condition humaine. Et c’est ainsi, sur ce renversement bien enthousiasmant, bien optimiste, que se termine la scène IV de l’acte III :

«Pauvres miséreux nus, où que vous soyez,
A souffrir d’être lapidés par cet orage impitoyable,
Comment vos têtes sans abri, vos flancs sans nourriture,
Vos haillons criblés de trous et de fenêtres, vous défendront-ils
Contre un temps pareil ? Oh, je me suis
Trop peu préoccupé de cela. Guéris-toi, faste,
Accepte d’éprouver ce qu’éprouvent les miséreux,
Afin de répandre sur eux ton superflu ;
Et de montrer les Cieux plus justes. »4

 1Dick Annegarn. http://www.youtube.com/watch?v=NY13Qs3d_r4

3Monique David Ménard, Tout le plaisir est pour moi, Flammarion.

4Shakespeare, Le Roi Lear, Acte III, scène IV, traduction de Jean-Michel Déprats, La Pléïade.

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