Le silence est dans le pré

Les agriculteurs qui s’élèvent contre le modèle productiviste et ses désastres écologiques doivent affronter les puissances agro-industrielles et financières épaulées hélas par un système coopératif perverti. Un exemple breton qui n’est certainement pas isolé…

Le livre “Silence dans les champs” est une véritable enquête de Nicolas Legendre qui a sillonné les routes de Bretagne pour y décrypter l’état de l’agriculture et de ses paysans. Un vrai travail d’investigation, où sont interrogés différents acteurs issus de tous bords : agriculture, coopératives, banques, industries, abattoirs…

L’industrialisation de l’agriculture

Alors que dans les années 1950, l’agriculture était faite de fermes familiales et à taille humaine, les “grands acteurs” du secteur s’imposant en représentants de la profession ont introduit une vraie révolution quelques années plus tard, avec la volonté de produire une nourriture à bas prix pour les consommateurs, tout en modernisant les fermes de manière à les rendre rentables. Un exemple parmi tant d’autres : celui d’un éleveur de 25 vaches laitières avec 30 ha de terres qui serait moins rentable et se verrait proposer une production de poulets ou porcs en hors sol. Le paysan intègre une grosse coopérative qui se charge de lui fournir les animaux, l’aliment, et il n’a plus que le travail à fournir. Son voisin qui ne peut se résigner à lâcher son élevage de vaches se rend à une réunion de son syndicat et propose une action telle qu’une grève pour demander aux laiteries un meilleur prix du lait. La réponse de collègues syndicalistes et coopérateurs ne se fait pas attendre : “Les difficultés concernent surtout les petits qui ne sont pas rentables, la situation ira mieux lorsque ceux-là laisseront la place aux vrais exploitants modernes !” En gros, si tu ne t’intensifies pas comme les autres, tu es ringard, arriéré ou pire, un sale écolo !

C’est ainsi que de fil en aiguille, les petits arrêtent, faisant le bonheur des voisins ayant un appétit féroce, et qui reprennent l’exploitation des terres. Pourtant, même les plus gros finissent par arrêter pour cause de surendettement ou bien d’épuisement sous la charge de travail, ou pire, en viennent au suicide.

Les céréaliers suivent le même pas avec la mise en place de la PAC pour des prix de production garantissant un vrai revenu. Une PAC sans garde-fou laissant s’installer la monoproduction de maïs qui rase les forêts et les haies. La production n’est pas forcément rentable selon le climat de chaque année, mais l’Etat met en place des indemnisations lors de périodes sèches ou trop humides. Puis en 1992, la nouvelle PAC instaure une prime de 2500 francs/ha pour soutenir cette production.

Pressions et corruption

Nicolas Legendre, à travers ses différentes interviews, démontre toutefois que beaucoup se battent pour une agriculture bretonne alternative avec plus de lien au sol, plus de prairies, moins de phytos et moins de gros volumes. La pression sur ces gens-là est énorme pour les faire taire ! Les puissants dirigeants de coopératives, industriels, banques usent de menaces, courriers anonymes, moqueries, sabotages divers dans les fermes… Beaucoup d’exemples comme ces agriculteurs critiques qui reçoivent de leur coopérative des animaux moins robustes, difficiles à engraisser, entraînant des pertes financières. “On ne sort pas du système, mais on y meurt“. Le système coopératif n’en est pas vraiment un : l’agriculteur perd son indépendance, épaulé par des techniciens qui lui disent comment travailler, mettant la pression pour obtenir de la performance, mais à aucun moment ne s’inquiétant de comment il va. Les investissements s’alourdissent a contrario des revenus, et la souffrance paysanne perdure en cachette. Le système est bien ficelé puisque les responsables sont des collègues agriculteurs qui se retrouvent présidents de coopératives, administrateurs à la banque, responsables syndicaux, membres de la chambre d’agriculture. Là encore, l’auteur du livre recueille des témoignages révoltants où ces leaders, corrompus par le système, profitent de leur position pour obtenir des avantages : contrats juteux avec la grande distribution, passe-droits, copinages, pistonnage… Des représentants d’agriculteurs en façade sont finalement au service d’un projet agricole industriel, productiviste, éliminant les paysans les uns après les autres.

En 50 ans, la Bretagne a vu disparaître 300 000 agriculteurs. Il faut se moderniser et fournir de l’alimentation pas chère. Mais en face, des sommes financières démentielles sont allouées par les services publics pour dépolluer la Bretagne car les eaux sont polluées par les nitrates et les algues vertes. Il faut aussi replanter des haies et des arbres pour retrouver une biodiversité perdue.

Tout ce qui est raconté ici paraît exagéré mais il s’agit bien d’une réalité silencieuse, confirmée par beaucoup de témoignages différents qui se recoupent. Des agriculteurs qui se tuent à la tâche, la tête dans le guidon, peuvent-ils prendre de la hauteur pour regarder l’évolution de l’agriculture des dernières décennies ? Ne serait-ce que pour compter le nombre de voisins paysans qu’ils ont perdus ? Pourquoi et pour qui travaillent-ils ? Et qu’en est-il au Pays Basque ? Le silence est-il aussi dans le pré ?

Nicolas Legendre : Silence dans les champs, éditions Arthaud 2023, 352 p., 20 e, Prix Albert-Londres.

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