Les commentateurs sont unanimes : jamais la France n’avait connu un tel niveau de rassemblements depuis la libération. Ce qui s’est passé les 7, 8 et 9 janvier 2015 a provoqué un séisme dans les consciences au sein de la société française et même au delà.
En s’attaquant à un journal, deux islamo-fachistes pensaient bien naïvement tuer la liberté de la presse, le droit à la caricature. Ils ont réussi dans leur délire mystique à provoquer un rassemblement citoyen impressionnant, qui fait grimper dans les sondages la cote de popularité de Hollande et Valls.
Cet élan “dont bien sûr sont indissociables nos compatriotes juifs abattus dans l’Hyper Cacher par un autre décérébré au nom d’un islamisme barbare et dévoyé qui nourrit aux sources de la même intolérance son antisémitisme forcené” (1).
Bien entendu les contradicteurs peuvent aisément railler sur le mince lectorat de Charlie Hebdo jusqu’alors (en moyenne 1 habitant par commune en France).
Les mêmes peuvent aussi légitimement, à l’instar d’Olivier Razan (2) en décembre 2011, s’alarmer sur l’obsession politique de l’hebdo après les attentats de septembre 2001. “Il y avait bien quelques franchouillardises et les éditos de Philippe Val, sujets à une fixette inquiétante et s’aggravant au fil des ans sur le ‘monde arabo-musulman’, considéré comme un océan de barbarie menaçant de submerger à tout instant cet îlot de haute culture et de raffinement démocratique qu’était pour lui Israël….”.
Enfin, et cela n’est pas la moindre des critiques, il n’est nul besoin d’être musulman, pour ne pas apprécier la tonalité de cet hebdo : des dessins ou des articles ont pu choquer nombre de lecteurs selon les limites que chacun se fixe sur ce qui est tolérable, racontable ou montrable.
Après tout, personne n’est obligé d’acheter Charlie Hebdo. Même si nombre d’entre nous s’est senti en devoir de se procurer le 1er numéro post attentat : il fallait trouver un moyen de poursuivre sa solidarité envers un journal dont la majeure partie de l’équipe de rédaction (flics et ouvrier inclus) a été massacrée à l’arme de guerre sans quasiment aucun échappatoire possible.
Car jamais émotion et compassion n’ont été aussi fortes à l’adresse de celles et ceux qui ne possédaient comme seules armes que leur stylo et leur humour.
S’il y avait un dessin, parmi les centaines qui ont fleuri en ce début d’année, qui mérite, à mes yeux, d’être ancré dans “l’ambiance” Charlie Hebdo, c’est assurément celui qui met Cabu en scène : “Des médailles, des messes, des honneurs à la police et la Marseillaise … C’est dur d’être aimé par des cons!”
La Marseillaise justement, on y a eu droit aussi à Bayonne à cette manif monstre le samedi 10 janvier. Pas besoin non plus d’être abertzale pour ne pas apprécier ce chant guerrier, entonné par une poignée d’hommes assurément nationalistes, qui a fait pschitt.
Il eût mieux valu chanter le chant des partisans ou Hegoak. Car ce n’est pas la France en tant que telle qui a été attaquée. C’est un journal satirique, une autorité (la police) et des juifs.
Pour autant, malgré un parcours riquiqui et une arrivée inadaptée devant la mairie, s’est fait jour une prompte solidarité au droit à la liberté d’expression, à la caricature et au supposé blasphème. S’il est une évidence c’est que l’on peut rire de tout mais pas avec n’importe qui (3).
Théologien et pasteur protestant, engagé à gauche, Stéphane Lavignotte assène une vérité : “Les assassins ont fait quelque chose d’inhumain, de monstrueux. Mais ils restent des humains.”
Et Hervé Kempf pour Reporterre de rajouter : “Oui, ce sont des humains, et l’on n’entend presque rien, ces jours-ci, qui nous aide à réfléchir à ce qui pousse des humains à commettre de tels actes. Mais je sais que nous ne saurons pas si, en nous obsédant sur les policiers, la guerre, les prisons, nous ne parlons pas d’écoles, de villes, de culture. De racines, de déracinement, d’exclusions, de solitude, de lien social.”
Car depuis ces tragédies, et l’émoi énorme dans l’opinion, ce qui se joue c’est, justement, la capacité d’un système politique à ne pas réagir sur le seul ressort de l’émotion. Les politiques, majoritairement de droite, mais pas que, sombrent dans la surenchère répressive avec des propositions aussi ineptes et dangereuses que contre productives et attentatoires aux libertés.
Pèle mêle : “Patriot Act à la française, l’armée dans les banlieues, suppression des allocations familiales, “indignité nationale”, restriction de la libre circulation en Europe, rouvrir Cayenne, transformer les policiers municipaux en tortues ninjas, ré-instauration du service militaire, rendre délateurs les éducateurs de justice, espionnage renforcé d’internet, écoutes téléphoniques et surveillance électronique hors contrôle du judiciaire… N’en jetez plus !”
La France a plutôt un problème avec la diversité. On le voit avec les langues régionales ou l’histoire du protestantisme français. Souvent, la France laïque raisonne plus en terme catholique qu’elle ne le croit.
Plus qu’avec l’islam, je pense que la France a un problème avec son histoire coloniale et avec son inconscient catholique qui n’aime guère toutes ces minorités qui surgissent. Il est nécessaire de “décatholiciser” le débat sur les religions” (4).
In fine, l’Abbé Pierre, à qui je n’envoyais plus de vêtements parce qu’il ne les mettait jamais, n’avait pas la vue basse : “L’intégrisme est un refuge pour la misère parce qu’il offre un sursaut d’espérance à ceux qui n’ont rien. Que leur mal disparaisse et l’intégrisme perdra ses troupes”. Auquel pourrait renchérir Jens Stoltenberg, 1er ministre norvégien après le drame d’Utoya en 2011 : “La meilleure réponse au terrorisme, c’est plus de démocratie, plus d’ouverture”.
Mais Charlie, malgré moi, me renvoie inexorablement vers le plus grand artiste du 20ème siècle. Acteur génial, réalisateur, scénariste et musicien, Charles Spencer Chaplin, malgré l’argent et le succès, poursuivit sa vie durant son engagement à défendre la veuve et l’orphelin au travers de satires sociales qui conduisirent la droite américaine à lui refuser son visa en 1952. Et pour côtoyer le bonheur, il suffit d’aller sur Youtube et de taper “Charlie Chaplin Film-musik”. 36,03 minutes de plénitude !
(1) Le Canard enchaîné du 14 janvier 2015
(2) Il y a travaillé de 1992 à 2001, avant de claquer la porte, échaudé par “la conduite despotique et l’affairisme ascensionnel” de Philippe Val qui a été rédacteur en chef de Charlie de 1992 à 2004 puis directeur de la publication jusqu’en 2009
(3) “S’il est vrai que l’humour est la politesse du désespoir, s’il est vrai que le rire, sacrilège blasphématoire que les bigots de toutes les chapelles taxent de vulgarité et de mauvais goût, s’il est vrai que ce rire-là peut parfois désacraliser la bêtise, exorciser les chagrins véritables et fustiger les angoisses mortelles, alors, oui, on peut rire de tout, on doit rire de tout. De la guerre, de la misère et de la mort.” Pierre Desproges lors d’un réquisitoire du “Tribunal des flagrants délires” sur France Inter
(4)Interview de Stéphane Lavignotte par Bernadette Sauvaget à Libération du 12/09/2014.