Article de Dominique ALBERTINI, envoyé spécial à Bayonne de Libération (publié le vendredi 3 janvier 2014 avec des Eusko en une du journal).
En vigueur depuis un an, cette devise locale basque se veut solidaire et enracinée.
«Egun on, bonjour», salue la boulangère. Neuf heures du matin : le soleil perce au-dessus du vieux Bayonne et à travers la vitrine du Four à bois. L’accueil est bilingue, les prix aussi : depuis début 2013, un macaron rouge et vert annonce qu’on accepte les euskos. Une «monnaie basque» lancée il y a un an et composée de cinq «billets» sécurisés : leur valeur, identique à celle de l’euro, s’étalonne de 1 à 20. «Au début, on recevait 40 ou 50 euskos chaque jour, raconte Guillaume, le gérant. Passé l’effet de mode, on en est à une vingtaine. Ce qui est sûr, c’est que ça nous a apporté de nouveaux clients, qui viennent spécialement nous payer en euskos. Depuis, d’autres nous ont imités.»
Coiffeur. Dans la même rue Pannecau, en effet, plusieurs commerces acceptent la devise locale : une pizzeria, une boutique de mode, un coiffeur, une pharmacie… Sous les vieilles halles de Bayonne, non loin de là, la poissonnerie Maïté s’est, elle aussi, prise au jeu. «Aujourd’hui, les euskos représentent 5% de mon chiffre d’affaires, annonce Jean-Michel, le patron. Ensuite, je les réutilise pour mes propres courses. Il y a même un ou deux bateaux de la criée de Ciboure qui les acceptent, donc je peux acheter du poisson avec. Je bataille à la chambre de commerce pour qu’il y en ait plus encore.» Au total, les commerces convertis à l’eusko sont environ 110 à Bayonne et 450 sur tout le Pays basque. De quoi en faire «la première monnaie locale de France», selon l’association Euskal Moneta, à l’origine du projet.
Celle-ci opère depuis un immeuble des quais de la Nive, au cœur de la vieille ville. Les locaux sont étroits et vieillots, les murs couverts d’affichettes bilingues. Au-dessus d’un téléphone est scotché l’argumentaire destiné à convaincre les entreprises de rejoindre le réseau. «90% des commerces ayant répondu à notre questionnaire pensent se réinscrire l’année prochaine», se réjouit Dante Edme-Sanjurjo, coprésident de l’association. Cet ex-journaliste fait partie des militants altermondialistes, écologistes ou autonomistes qui se sont réunis, en 2011, autour de ce projet : une monnaie locale capable tout à la fois de protéger le petit commerce, préserver l’environnement et promouvoir la langue basque.
Pour utiliser l’eusko, un particulier doit adhérer à l’association – «obligation légale», explique Dante Edme-Sanjurjo. Puis se rendre dans l’un des commerces faisant office de lieu de change, où la conversion se fait à un eusko pour un euro, sans commission.
Sur l’autre rive de la Nive, le café Fandango est l’un de ces comptoirs. Justin, patron jovial au physique de pilier, sort son registre : «Depuis la mi-novembre, près de 3 000 euros changés, avec une moyenne à 50 euros par jour et des pointes à 200 !» Selon Euskal Moneta, 2 700 personnes ont effectué au moins une conversion, et 240 000 euskos seraient en circulation. Les euros équivalents ont été confiés à une société financière éthique, lui permettant de lever des fonds pour financer des projets solidaires. Quant aux entreprises, outre l’adhésion, elles doivent s’engager sur deux tableaux : d’une part, la relocalisation de l’économie et l’écologie (vente de produits locaux, tri des déchets…) ; d’autre part, l’usage du basque (étiquettes bilingues, cours de langue). «Il ne s’agit pas d’une démarche identitaire, promet-on à Euskal Moneta. Nous souhaitons juste protéger une langue menacée et encourager son usage dans la vie de tous les jours.» Par ailleurs, seuls les commerces indépendants peuvent participer à l’eusko. Une grande enseigne de bricolage a ainsi été l’unique entreprise à se voir refuser l’adhésion.
A la différence des particuliers, les commerces peuvent reconvertir leurs euskos en euros, moyennant une commission de 5%. Celle-ci finance le système, ainsi que des associations choisies par les adhérents. Le coût doit inciter les commerces à utiliser l’eusko auprès de fournisseurs locaux. Certains y parviennent, comme Philippe, crémier, qui paye ainsi «trois ou quatre producteurs de yaourt et de fromage». Ou Myriam, à la tête d’une boutique d’impression, qui «refourgue ses euskos chez un grossiste en papeterie».
«Séduire». Pour assurer la pérennité du projet, l’association cherche à simplifier l’usage de l’eusko et à le rendre plus avantageux pour les consommateurs. Une version numérique pourrait voir le jour, tandis que les commerçants sont incités à accorder des ristournes aux utilisateurs de la devise. «La force de notre projet est de séduire des gens pour des raisons très différentes, conclut Dante Edme-Sanjurjo. Tout en défendant leur cause, les écologistes, les commerçants et les défenseurs de la langue se soutiennent mutuellement. Nous créons des solidarités concrètes.»
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