Un morceau d’été, c’était en Drôme provençale, au Puy Saint Martin, dans la rue du mois de mars 1962 (la rue des accords d’Evian et de l’anniversaire d’Isabelle), c’était chez Isabelle Damotte et Jean-Pierre Fourié.
Isabelle est professeur des école ; elle a publié en 2009 un beau livre, On ne sait pas si ça existe les histoires vraies (1) puis un autre, Frère, en 2011. Frère a reçu un prix de poésie, le prix des Yvelines, Isabelle a été invitée à participer à des salons, puis à accompagner dans l’écriture, dans les médiathèques, enfants et adolescents. Puis son inspecteur a refusé qu’elle exerce à mi temps. Puis a refusé qu’elle soit payée pour les ateliers d’écriture qu’on lui réclamait. Puis a refusé qu’elle les fasse. Bref était gêné aux entournures de la poésie. Bref, l’école était gênée aux entournures de la poésie, ce qui est quand même un comble, et un drame. La suite, pour Isabelle, ce sera de quitter à la course l’école qu’elle adore (adorait), l’école qu’on adore (adorait), on a envie de la quitter à la course de plus en plus souvent, faut dire que l’école se méfie de ceux qui aiment la course ou vont à cloche-pied.
JP travaille en poète, lui aussi. C’est dans le moindre de ses gestes, comme disait quelqu’un qui filmait les fous (2) parce que oui, Dieu gît dans les détails (3). JP depuis quelques années reçoit à domicile des enfants qu’on a retirés à leurs familles.
Sabrine, Sofian et Daliha sont pendus à son cou, Sofian, 2 ans et demi, répète ce jour-là monpapamonpapa, ce à quoi JP répond, non, je fais tout comme un papa mais je ne suis pas ton papa, je ne serai jamais ton papa parce que tu as déjà un papa ; JP rassure et accompagne et apprend à grandir et apprend à quitter, aussi. Malgré la précarité des liens, de tout lien, tenir quelqu’un ici, sur ses genoux, dans un lit, dans un jardin, dans un moment, c’est bien. En tout cas c’est moins pire – et le moins pire est mieux que le pire.
Sabrine, 8 ans, veut écrire dans un cahier la liste de ses premières fois. La première fois que j’ai vu un dauphin, en Bretagne. La première fois que j’ai caressé une chèvre. La première fois que j’ai pris des cacahuètes au tourniquet à cacahuètes.
Daliha, 5 ans, dit à Sabrine qu’elle est moche avec sa peau marron. Sabrine pleure. Daliha a de très longs et bouclés cheveux blonds. Le teint mat et les yeux noirs.
Comment s’appellent tes frères, lui demande JP ?
Malik. Kemal. Mehdi.
Ils ont des prénoms d’un pays où on a souvent une jolie peau marron comme celle de Sabrine. Et ton papa, comment s’appelle-t-il ?
Mohammed.
Lui aussi il doit avoir une belle peau un peu marron, il a un prénom qui vient d’un pays qui est un petit morceau de l’Afrique, alors il a un peu de l’Afrique en lui, ton papa, et un peu de la France. Et moi j’ai un peu de l’Espagne et un peu de la France.
Daliha qui vient d’arriver dans la maison du Puy saint Martin, crie. Moi j’ai pas la peau marron.
Mais tu as de très beaux yeux noirs et des cheveux bouclés de rêve et c’est grâce à ton papa qui porte un peu de l’Afrique en lui comme tu portes un petit bout de l’Afrique en toi et comme Sabrine porte aussi un petit bout de l’Afrique en elle. C’est drôlement intéressant de porter en soi un pays et puis un autre pays.
Daliha sourit, radieuse. Sabrine compare nos bronzages, ravie de gagner.
Des bêtises, plus lourdes que celle de Daliha, 5 ans, JP en a entendu le long de son parcours de «famille d’accueil». Il faudrait, ont dit des travailleurs sociaux (soudain comme gênés aux entournures de la poésie – ou de la culture), il faudrait que les enfants sentent moins le décalage de milieu entre leur famille d’origine et leur famille d’accueil. Est-ce que ça veut dire qu’ici on regarde pas assez la télé ? Est-ce que ça veut dire que chacun doit rester à sa place – que personne ne doit bouger, jamais ?
On était dans le train du retour quand des bêtises, on en entendait de nouvelles : le ministre de l’intérieur jouait à faire sa rentrée, avec de gros sabots, ceux dont on se sert depuis plus de 6 ans maintenant, toujours les mêmes. Ne craignant pas le ridicule du racolage, c’est un défi disait-il, d’unir Islam et démocratie. Et ici, personne pour lui expliquer ce qui, dans son sous-entendu, pour Sabrine, pour Sofian, pour tant de nos amis et concitoyens musulmans, est insultant. Comme la petite Daliha, il répète des paroles entendues, il les répète bêtement.
Lui, il les répète stratégiquement.
Et c’est pas du tout moins pire.