Ideas o creencias. Conversaciones con un nacionalista, tel est le titre de l’ouvrage d’Andoni Unzalu, dont je souhaitais faire la présentation critique ce mois-ci dans Enbata. Il s’agit d’un essai très polémique composé de courts chapitres rédigés en monologues mais sous la forme de dialogues fictionnels reconstruits entre l’auteur, qui se veut très hostile aux idées nationalistes basques ou catalanes, et un interlocuteur virtuel, basque abertzale, comme un lecteur d’Enbata, ou un clone d’Outre-Bidassoa. L’auteur ayant débattu à maintes reprises dans de telles circonstances, soit en privé, soit de manière publique, par exemple dans les studios d’ETB et diverses tertulias télé ou radiodiffusées, il dit restituer dans son ouvrage la teneur des polémiques qu’il a entretenues avec des abertzale au sujet du nationalisme basque ou catalan durant de nombreuses années.
Observons que dans le livre “abertzale” est systématiquement traduit “nacionalista”, et ce qui correspondrait à l’usage de ce terme dans la tradition politique espagnole précédente — c’est-à-dire “nationaliste espagnol”, ou si l’on préfère “stato-nationaliste unioniste”— n’a pas de désignation ou bien est simplement dit, par antonomase, “ciudadano” (citoyen).
Bref, pour Untzalu, seules les nationalités périphériques donnent naissance au nationalisme, mais pas l’Etat-Nation, pourtant très souvent reliquat d’Empire.
C’est d’ailleurs ce que l’on a pu, ou peut encore, constater semblablement en France avec la Corse et même en Turquie ou en Iran, avec les Kurdes. Sans parler de la Russie en Tchétchénie ou en Géorgie, ou de la Chine au Tibet, à Taiwan ou au Xinjiang (où habitent les Ouighours).
Malgré une lecture attentive, je ne suis pas parvenu à déterminer avec certitude à qui exactement l’ouvrage était adressé.
Première hypothèse : selon l’avant-propos au lecteur, il semblerait que le lecteur visé fut un citoyen espagnol peu connaisseur de la thématique et qui souhaiterait, sinon comprendre, du moins connaître, la base des convictions des nationalistes basques ou catalans.
Mais, si tel est bien le cas, on est surpris par le peu d’efforts que fait l’auteur pour expliquer les démarches des abertzale basques et catalans, voire galiciens. On a même souvent l’impression qu’il s’efforce de conforter le lecteur dans l’idée qu’il n’y a là rien à comprendre, sinon un ensemble de “croyances” hors de portée de toute rationalité, et fondées essentiellement sur une conception à la fois suprémaciste et victimaire de leur identité régionale dans le contexte de l’ensemble espagnol.
Propos aligné
C’est d’ailleurs là la principale faiblesse de l’ouvrage: outre le fait qu’il reprend, sans établir de distance, les traditionnelles litanies des défenseurs de l’Espagne une, grande et indivisible (en bon jacobin, l’auteur considère que la prise en compte des disparités régionales est intrinsèquement inégalitaire ; travers véritablement préjudiciable, reconnaissons-le, l’égalitarisme étant sinon, comme chacun sait, une des caractéristiques remarquables de la société espagnole).
Ce positionnement très “aligné” enlève aux propos de l’auteur toute originalité sur le fond. D’ailleurs, à aucun moment, il n’essaie d’analyser politiquement ou de se poser la question de la pérennité depuis largement plus d’un siècle, et malgré la guerre et quatre décennies d’une dure dictature et de répression, de ces puissants mouvements d’émancipation “périphériques” (violents ou non).
Parfois même, on observe une volonté de déni d’un réel problème, avec une insistance à purger le vocabulaire d’un lexique qui pourrait révéler une difficulté aux racines plus profondes que celles d’une absurde perversité collective dérivée de ces “croyances” des abertzale.
Par exemple, l’utilisation du terme “conflit” à propos de la présence d’un mouvement armé en Pays Basque durant quatre décennies, est contestée et même criminalisée (car supposée justifier le terrorisme et s’en faire le complice).
En réalité, il s’agit en l’occurrence de la reprise des préconisations communicationnelles et lexicales données à la presse et aux forces politiques par l’Etat dans le cadre du plan ZEN (Zona Especial Norte). C’est une précision que l’auteur s’abstient de fournir, bien que la mise en place de tels plans, ait été remise au goût du jour très récemment en Catalogne, là encore dans le but déclaré de criminaliser l’indépendantisme catalan ; cette correction lexicale fait d’ailleurs penser à quelque chose que nous connaissons bien : la mise à l’écart en France du mot “guerre” dans le discours public pendant la guerre d’Algérie (parce que l’usage de ce vocable impliquait l’existence d’un conflit armé et diplomatique, ce que les gouvernants français refusaient d’admettre, car ils ne voulaient voir dans ces “événements” que des troubles à l’ordre public causés par des bandits rebelles aux moeurs primitives.)
Procédés totalitaires
On retrouve là, la démarche décrite par Orwell dans 1984 et à laquelle il prédisait un grand avenir. Elle consiste pour un gouvernement à recourir à des procédés totalitaires telle que la modification autoritaire du langage ordinaire pour s’assurer du contrôle idéologique des populations.
Le paradoxe est qu’Unzalu adresse ce même reproche aux abertzale, lesquels, selon lui, seraient les ordonnateurs du “politiquement correct” en Pays Basque (bien que la grande majorité de la presse distribuée, diffusée et lue, regardée ou écoutée en Pays Basque sud soit bien au contraire ouvertement espagnoliste).
C’est la raison pour laquelle, j’en suis venu à conclure qu’une seconde hypothèse, quant au lectorat visé par l’ouvrage, est plus plausible: à savoir, que le texte est prioritairement destiné aux abertzale afin de les convaincre de leurs errements.
Alors, ami lecteur, pourquoi se priver de lectures idéologiquement prophylactiques, généreusement offertes par un compatriote non contaminé ou auto-immunisé?
La voix de la raison
Le livre est constitué de courts chapitres retranscrits comme des dialogues monologués. L’auteur exprime sous la forme qui lui convient les arguments d’un nationaliste auquel il répond en lui faisant entendre la voix de la raison. Raison d’État, bien sûr en l’occurrence, ce qui implique la défense de l’unité de la nation et le respect des garants de celle-ci, autrement dit du gouvernement central et des forces armées (l’organisation d’un vote référendaire, délibératif ou non, constituant en tout état de cause une grave offense à ces très démocratiques mais aussi, fort susceptibles et irritables institutions et l’expression d’une rébellion ou d’une sédition conduisant tout droit à l’emprisonnement). Tant pis, si le recours à la Raison d’État et le mépris affiché de l’expression populaire sont toujours mauvais signe, en Espagne, en France comme aux États-Unis, ou en Turquie, lorsque l’on vise à défendre la démocratie, louable ambition, hélas mal satisfaite par l’auteur, lequel rejette pourtant avec force la caractérisation de la démocratie espagnole comme étant “de basse qualité”.
Le procédé de rhétorique consistant à faire parler son adversaire avec ses propres mots et en les intégrant alors librement, à son propre discours, et fréquemment en les caricaturant, bref, en usant la technique dite en anglais du “strawman” (de ‘l’homme de paille’), c’est-à dire en ayant recours à ce sophisme qui consiste donc à présenter la position de son adversaire de façon manifestement erronée ou exagérée, pour aisément la combattre. J’ignore si cela résulte de la participation fréquente de l’auteur à des tertulias où l’usage du strawman est très habituelle, mais ce ne sont pas là les voies les meilleures pour développer un débat véritable.
Le livre pour cette raison perd, selon moi, beaucoup de sa force et de son intérêt.
Croyance et idée
Le titre de l’ouvrage (Ideas o Creencias. Dialogos con un nacionalista) est inspiré dans sa première partie (“idées ou croyances”) d’une distinction d’Ortega y Gasset, philosophe libéral que l’on rattache généralement à la génération de 1914 des écrivains espagnols marqués, comme ceux de la génération de 1898, par la fin peu glorieuse de l’empire espagnol avec la perte de Cuba et des Philippines. Je ne suis pas sûr que l’interprétation, dans le livre, de la distinction établie par le philosophe soit réellement correcte au plan philosophique, mais elle permet à l’auteur de situer son argumentation dans la filiation du courant moderniste critique de la pensée espagnole post-impériale, à la fois stato-nationaliste et libérale comme il se doit depuis les guerres mondiales.
L’auteur situe son argumentation
dans la filiation du courant moderniste critique
de la pensée espagnole post-impériale,
à la fois stato-nationaliste et libérale
comme il se doit depuis les guerres mondiales.
La distinction croyance /idée hiérarchise les deux concepts, car, comme le rappelle le prologuiste de l’ouvrage, le député Jose Maria Ruiz Soroa, si les croyances sont en nous, nous avons des idées. Ainsi, Untzalu fait-il remarquer que discuter avec un abertzale est un peu comme discuter de Dieu avec un croyant. A croire que la supériorité numérique et militaire attribue la faculté d’être dépourvue des mauvaises croyances.
D’où le titre sceptique de ce compte-rendu, dans la belle langue de Leizarraga, dangereux complice de l’ETA avant-l’heure, qui ne voulait pas reconnaître les conséquences de la défaite de 1520-1522. Et de la conquête du vieux royaume : “Zergatik dakusak eure anaieren begiko fitsa eta eure begiko gapirioari ez atzaio ohartzen?” (Leizarraga, Luk 6, 41). “Pourquoi vois-tu la paille qui est dans l’oeil de ton frère, et n’aperçois-tu pas la poutre qui est dans ton oeil ?”