Toutes les civilisations se valent-elles ? par Peio Etcheverry-Ainchart

Ah, les charmes des joutes politiques des élections présidentielles… Les catalogues de propositions copiés sur ceux de La Foir’fouille, les «petites phrases» à la Alphonse Allais ou René Char moins le talent, les polémiques de campagne qui permettent de se perdre en conjectures sur celui ou celle qui en profite le plus… C’est marrant, ça distrait du morne quotidien, et puis il faut en profiter parce que les présidentielles, «c’est comme le Tour de France: on l’attend longtemps mais ça passe vite» (oui, j’avoue, j’ai vu Amélie Poulain 18 fois; c’est mon côté romantique, ça fait rigoler mes potes mais ça plaît tant aux femmes!)

Guéant l’anthropologue
Parfois, au détour d’un des palpitants épisodes de campagne, une saillie émerge de la masse. De temps en temps, elle marque parce qu’elle nous fait rire (ainsi Hervé Morin et ses souvenirs du débarquement de Normandie), mais il faut bien reconnaître que le plus souvent elle nous navre ou nous interpelle. C’est le cas de la pensée du week-end dernier, émise par le sémillant ministre de l’Intérieur Claude Guéant devant un parterre de jeunes étudiants de l’UNI. Ayant, il est vrai, choisi un public peu susceptible de lui faire risquer un plein paquet de farine, mais bien conscient du buzz qu’il ne manquerait pas de susciter, il a affirmé que «toutes les civilisations ne se valent pas». Depuis, on ne cesse de gloser sur le dérapage plus ou moins contrôlé, sur la cible électorale visée dans le cadre de la stratégie de campagne de l’UMP. Mais quelque chose m’étonne un peu: les commentaires des uns et des autres con-damnent ou soutiennent au nom de principes, tentent une périlleuse exégèse sur le sujet réellement abordé par le ministre (les «valeurs»), mais restent à la surface du propos sans aborder la question de fond qui est de savoir si fondamentalement le débat lui-même a un sens.
Ce débat est pourtant complémentaire à celui qu’avait relancé Jean-Marie Le Pen lorsqu’il disait croire en l’inégalité des races. Ce dernier posait les choses en termes de génétique, mais les scientifiques avaient eu tôt fait de tordre le cou à la théorie. Cette fois-ci, point de gênes, mais la civilisation: il ne s’agit plus de ce que l’on est au sens «naturel», mais de ce que l’on est au sens «culturel». Lorsque j’ai entendu les propos de Guéant, je me suis soudain souvenu de ce qu’un brillant chercheur avait écrit sur le Pays Basque, alors même qu’il lançait le processus de redécouverte d’un pan entier de sa culture, la stèle discoïdale: «Il ne faut pas demander aux stèles basques, même aux plus belles, l’impression que nous donnent les métopes du Parthénon, l’œuvre d’un Michel-Ange, d’un Falguière ou d’un Rodin (…) Il est impossible d’affirmer que les Basques sont, dans l’ensemble, mieux doués pour les arts que toute autre population du reste de la France (…) Il ne semble pas que l’on rencontre chez eux plus qu’ailleurs les éléments d’une élite et des aptitudes artistiques plus spécialement marquées» (Louis Colas. La tombe basque. 1923).
Quelle unité de mesure des civilisations?
La civilisation est l’ensemble des éléments qui constituent ce que ses membres créent de matériel ou d’immatériel, et les «valeurs» en font partie. Je suppose donc que lorsque Claude Guéant parle de civilisations inégales, il sous-entend peu ou prou la même chose que Colas: il y a les civilisations de première division dont on ne doute pas que la France fasse partie, il y a les civilisations de divisions inférieures dont il ne faut pas être grand clerc pour deviner qu’il s’agit dans son esprit d’Afrique noire ou de Maghreb, et j’imagine que nous autres Basques ne jouons dans aucune division puisque nous n’existons tout simplement pas, sauf à apporter quelques miettes régionales au génie culturel de la France.
Laissons Guéant classifier à sa guise les civilisations si cela lui plaît, mais posons lui tout de même une question: si classification il doit y avoir, même s’il ne s’agit que de «valeurs morales ou humaines», selon quelle norme ou quel mètre étalon les juge-t-on? Et qui établit cette norme ou cet étalon? Avant de se demander si une civilisation est égale à une autre, avant même de protester en assénant au nom de l’humanisme que les civilisations sont toutes égales, ne doit-on pas poser la question de l’unité de mesure? Car même l’égalité se prouve scientifiquement.

Quel sens à la question posée?
Or dans le monde, tout est perçu de manières diverses au gré des latitudes: la valeur d’une vie humaine, la mort, la justice, la propriété… Entre un indien Mochica, un Peul, un Karen et un Français, qui voient tous l’univers de manière différente, et si un avis subjectif reste légitime, lequel peut toutefois s’arroger le droit de détenir la mesure objective des valeurs? Comme le professeur Keating du “Cercle des poètes disparus” qui refusait de hiérarchiser mathématiquement les œuvres poétiques, cela a-t-il seulement un sens de chercher à projeter universellement et intemporellement des nor-mes établies par la seule civilisation française, voire même européenne? Sauf bien sûr à vouloir assumer un héritage néocolonial complètement rétrograde, ce qui ne m’étonnerait qu’à moitié de la part de Guéant.
Avant de chercher à répondre à une question en flattant l’ego de quelque franchouillard xénophobe —ce qui est en soi condamnable—, Guéant s’est surtout rendu coupable d’avoir posé une question dépourvue de sens. Et le sens, c’est ce qui semble singulièrement manquer à cette campagne présidentielle.

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