Kurdistan : l’embrasement par David Lannes

Il n’est pas simple de suivre l’évolution du conflit kurde en Turquie… Il y a quelques mois, un accord entre le gouvernement de M. Erdogan et les rebelles du PKK semblait à portée de main. Pourtant, fin août, l’armée turque bombardait les bases arrière du PKK au nord de l’Irak et le Premier ministre turc tenait ces propos martiaux: «le temps des mots est révolu; c’est maintenant le temps des actions »… C’est surtout un beau gâchis que seul l’espoir d’un énième retournement de situation peut rendre supportable.
L’histoire récente du conflit kurde est en effet riche en rebondissements. En 2005, Erdogan avait séduit de nombreux Kurdes en admettant l’existence de la question kurde («c’est mon problème, notre problème collectif»), en reconnaissant la responsabilité de son pays («des erreurs ont été faites»), et en promettant «plus de démocratie, plus de droits pour les citoyens, plus de prospérité». Mais, sous la pression de l’armée, une offensive militaire était lancée en 2008 contre le PKK. Erdogan parvint néanmoins à reprendre la main en proposant en 2009 une «politique d’ouverture»… que le PKK enterrait en rompant sa trêve en juin 2010! A l’approche des élections législatives de juin 2011, des contacts très encourageants avaient été renoués entre le gouvernement et le PKK; la dégradation observée durant l’été a donc été spectaculaire.

“Aucune autre langue que le turc
ne peut être enseigné”
Tout a basculé peu après les élections législatives de juin 2011. Le résultat du scrutin pouvait pourtant inciter à l’optimisme. L’AKP, le parti de M. Erdogan, a en effet brillamment remporté une troisième victoire consécutive, du jamais vu en Turquie. L’autre grand vainqueur des élections est la liste «indépendante» représentant le BDP (réputé proche du PKK) qui est passée de 20 à 36 sièges (sur un total de 550). Dans les zones kurdes, les deux formations sont au coude à coude, et il existe donc aussi une «sensibilité kurde» au sein de l’AKP. C’est la rédaction d’une nouvelle constitution qui a servi de toile de fond à ces élections. Comme l’avait reconnu il y a quelques mois le vice-Premier ministre Cemil Cicek, «beaucoup des problèmes actuels proviennent de la constitution» en vigueur qui est héritée du coup d’Etat de 1980. Elle stipule par exemple «qu’aucune autre langue que le turc ne peut-être enseignée comme langue maternelle à des citoyens turcs dans quelque institution que ce soit». Erdogan avait promis de travailler avec l’opposition pour écrire cette nouvelle constitution. On pouvait donc espérer que l’AKP et le BDP, forts de leur succès électoral, s’accordent pour la rédaction d’un texte consensuel. Ce n’est malheureusement pas le scénario qui a été suivi…
Il n’aura fallu qu’une quinzaine de jours pour qu’une configuration politique favorable se transforme en casse-tête insoluble. A la session d’ouverture du Parlement, c’est en effet près d’un tiers des députés qui a refusé de prêter serment ! Les élus du BDP, mais aussi et surtout ceux du principal parti d’opposition (CHP, parti kémaliste de centre gauche) protestaient ainsi contre le maintien en détention de certains d’entre eux. Six députés du BDP sont en effet condamnés pour des liens avec le PKK et deux élus du CHP sont soupçonnés d’avoir fait partie du réseau Ergenekon qui aurait fomenté un coup d’Etat contre l’AKP. Plus encore que la légèreté des chefs d’accusation, c’est l’inopportunité politique de ces maintiens en détention qui laisse pantois. Le PKK s’est emparé de ce prétexte pour reprendre ses opérations armées avec une intensité qui ne s’était pas observée depuis 3 ans. Plus de 40 militaires turcs ont ainsi été tués en un mois. Cette résurgence de l’activité armée du PKK a en retour justifié l’opération militaire turque mentionnée plus haut et qui aurait déjà coûté la vie à plus de 100 rebelles —mais aussi à plusieurs civils. Pour empêcher ces incursions meurtrières, plusieurs centaines de «Mères de la Paix» ont organisé un sit-in le long de la frontière irakienne malgré l’interdiction des autorités turques. La région s’embrase à une telle vitesse que beaucoup redoutent un retour à la politique de la terre brûlée des années 90, lorsque la Turquie n’avait pas hésité à raser 3.000 villages kurdes.

A l’heure d’une nouvelle constitution
Officiellement, les opérations armées dureront «jusqu’à ce que le nord de l’Irak soit sûr […] et que l’organisation armée qui l’utilise comme base pour ses attaques sur la Turquie soit rendue inopérante». Mais comme l’observe le leader du très kémaliste CHP, «pendant des années, le gouvernement turc a combattu le PKK avec des frappes aériennes et des opérations au sol. Si la force militaire était une solution, nous n’aurions pas de problème aujourd’hui». L’AKP d’Erdogan, naguère assez courageux sur le dossier kurde, semble maintenant commettre les mêmes erreurs que ses prédécesseurs. A l’heure où la nouvelle constitution doit être rédigée, c’est extrêmement inquiétant. Le gouvernement a en effet besoin d’une majorité qualifiée qu’il ne possède pas à lui seul pour faire passer toute réforme constitutionnelle. En l’état actuel des choses, il ne pourra compter ni sur le CHP, ni sur le BDP kurde. Le pire scénario serait qu’il se tourne vers le parti ultranationaliste MHP. La constitution qui résulterait de cette alliance ne répondrait certainement en rien aux aspirations des Kurdes, et de nombreuses victimes s’ajouteraient certainement aux 45.000 morts que compte déjà ce conflit.

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