Enbata: La mythologie… En ces temps de “crise” le sujet n’est-il pas un peu décalé si-non dérisoire? Claude Labat: Au contraire! S’il y a une façon de prendre du recul sur le monde et la société c’est bien de revenir, selon l’expression pompeuse, aux “fondamentaux”. Car qu’y a-t-il de plus fondamental que les fondements d’une civilisation que sont les mythes sur lesquels elle repose?
Enb.: Il faut donc d’abord revenir sur les mots mythe et mythologie?
C. L.: Oui, tout à fait. Personnellement, je ne prétends pas avoir trouvé une nouvelle définition mais j’ai cherché à dépoussiérer celles qui existent. Pour moi les mythes sont des cairns que l’humanité pose sur sa route depuis ses origines pour se donner les repères né-cessaires à sa survie. La mythologie n’est pas destinée à distraire les enfants. Elle est la mise en parole de la sagesse qu’un groupe humain distille pour penser l’Univers, le monde et la société.
Enb.: Mais s’agit-il d’une démarche scientifique?
C. L.: Soyons clair dès le départ, les mythes n’ont jamais eu la prétention de donner une explication scientifique du monde et de l’homme. Ce sont des récits qui donnent non pas des réponses aux questions existentielles mais des éclairages. Par exemple quand les bergers basques évoquent Basajaun, l’Homme Sauvage, ils ne cherchent pas à décrire la Nature sauvage mais à rappeler que les pulsions vitales, la sexualité, la faim et la force physique font partie de notre humanité et qu’il faut savoir les canaliser. Dans une légende basque Basajaun enseigne les règles de l’espace montagnard à un jeune berger.
Enb.: Alors, pourquoi un livre de 350 pages sur la mythologie basque? Y avait-il un manque?
C. L.: Il y a de nombreuses années que je porte ce projet. Suite à la demande des enseignants et des animateurs socio-culturels, j’ai tenté de faire une synthèse des données con-cernant la mythologie basque. Car, d’une part je voulais répondre à l’attente du public: des informations, des explications… mais, d’autre part je voulais à tout prix prendre du recul sur les explications habituelles. Je veux dire par là que je voulais dépoussiérer le sujet.
Enb.: Vous voulez dire que vous avez mis de côté Barandiaran, Azkue et tant d’autres…
C. L.: Non, bien entendu. Car, je suis enseignant de métier mais pas anthropologue. Les gens me disent spécialiste, ce n’est pas tout à fait le cas, je suis “averti” tout au plus, parce que je m’intéresse à la mythologie depuis plus de 40 ans et que j’ai beaucoup lu à son sujet: Barandiaran mais aussi Satrustegui et Julio caro Bajora qu’on oublie trop souvent. J’ai également rencontré des personnes “qui savent” comme Anuntxi Arana, Joan Inazio Hartsuaga, Michel Duvert, Thierry Truffaut. Dans mon livre je cite aussi Olivier de Marliave et Isaure Gratacos. Je suis allé parfois chercher des points de vue loin d’ici, car il est évident que la recherche ne s’est pas arrêtée à Barandiaran et que nous avons intérêt à accepter d’autres lectures de notre culture.
Enb.: Ce livre est donc un véritable travail de digestion destiné au grand public?
C. L.: Puisque la pédagogie est un peu ma spécialité, je n’ai pas eu longtemps à chercher la façon de charpenter ce livre pour en faire un outil au service d’un public local et aussi plus lointain. Je suis également randonneur, aussi il m’a paru intéressant d’articuler les mythes basques sur les grands types de paysages que nous avons la chance de posséder de la montagne à l’océan. Et c’est en commençant à écrire que je me suis aperçu qu’il y a deux paysages que nous oublions tout le temps parce que nous sommes dedans tous les jours: la lumière et l’obscurité. Ça peut paraître dérisoire mais ces deux domaines sont en fait les couleurs de fond de tous les mythes. C’est à partir d’eux que, en quatre chapitres, j’ai réussi à synthétiser la mythologie basque traditionnelle: Gau, Egu, Eguzki, Hilargi, Mari, Herensuge, Basajaun, les Lamina…
Enb.: Car, curieusement, ce n’est que la moitié du livre. L’originalité de votre travail c’est d’avoir élargi la définition de la mythologie basque.
C. L.: En effet, j’ai cherché, non pas à créer de nouveaux personnages (ça aurait été vraiment très présomptueux) mais à montrer que nous avons dans notre culture et notre histoire des personnages “entrés dans la légende” ou emblématiques qui peuvent prolonger les mythes traditionnels. L’idée m’est venue en cherchant s’il existait des “paysages” au-tres que les paysages naturels. Des paysages mentaux qui nous marquent autant, et parfois plus, que la montagne, l’océan, la forêt… Voilà comment j’ai écrit un chapitre autour de la route (pastorale, militaire, religieuse, maritime…). Puis, il m’est apparut évident qu’il fallait parler d’un paysage qui structure les individus et les institutions, un véritable mythe fondateur encore aujourd’hui: Etxea, la maison. J’en fait un “monstre” plus terrible que Herensuge lorsque je décortique le pouvoir des Maîtres de maison, qui étaient les maîtres du pays. Et là, surprise! j’ai été obligé de constater que ce système loin d’être à l’origine d’une société égalitaire (autre mythe), a généré une masse d’exclus dont on a toujours minimisé l’importance. Je parle des cadets obligés de quitter la maison et de grossir les rangs des bordiers, des émigrés et des artisans. Cela a été pour moi une découverte involontaire: les cadets artisans rejoignent dans les villages d’autres exclus, les étrangers, les Bohémiens, les soi-disant Cagots, les soi-disant sorciers et, jusqu’à une époque récente, les musiciens.
Enb.: N’est-ce pas un peu hasardeux comme explication?
C. L.: Je le pensais moi aussi quand je rédigeais les chapitres sur la Maison et sur le Village. Mais j’ai été conforté dans ma vision car, j’ai l’habitude de faire lire mes brouillons à des personnes compétentes dans les su-jets que j’aborde. Et à ma grande surprise, un chercheur du CNRS, m’a dit que des universitaires de Toulouse et de Montpellier venaient de travailler sur les Cagots et arrivaient aux mêmes conclusions. Pour faire bref, disons que les Cagots sont une invention de la société traditionnelle pour déguiser l’exclusion d’une couche de la population vivant dans des conditions précaires: les cadets devenus artisans. Comment peut-on encore raconter qu’il y avait autant de “lé-preux” dans ce pays? Et qu’ils devaient passer par une petite porte pour entrer à l’église. En revanche on a trouvé une pièce d’archive qui confirme que les Maîtresses de maison reléguaient les artisans-cagots derrière elles dans les églises. Et on sait qu’en Garazi, seuls les héritiers des Etxe pouvaient endosser le costume de volants, pas les artisans!
Enb.: Alors, fort de cette approche insolite, vous avez continué de tisser une mythologie inhabituelle…
C. L.: Effectivement, dans mon dernier chapitre j’aborde la ville. Car aujourd’hui les Basques sont à 75% urbains et il m’a paru essentiel de leur montrer que la Ville est elle aussi pétrie de mythes et génératrice de mythes. Rien qu’à Bayonne il existe trois lé-gendes qui parlent de la fondation de la ville et du pouvoir qu’elle exerce. Mais surtout, dans ce chapitre j’ai cherché à développer une idée qui me tient à cœur. Le Pays Basque, en participant à la colonisation de l’Amérique, est entré de plein pied dans une aventure humaine, politique et économique que je résume sous le nom de capitalisme. Cela a eu des conséquences multiples: essor technologique, intellectuel, financier, artistique, mais aussi misère, injustice, esclavage, guerre… Les Basques eux aussi ont été happés par le mythe du progrès. Non sans tiraillement puisque les guerres carlistes ne sont pas la naissance du mouvement nationaliste mais l’expression d’un grand désarroi lors du passage de la ruralité à la civilisation industrielle. Et puis, il y a l’idée de nation (autre mythe fondateur très fort chez nous) qui se superpose à celui du progrès.
Enb.: N’est-ce pas un peu trop simple de raconter l’histoire basque ainsi?
C. L.: Je l’admets, mais je ne suis pas historien. Je cherche seulement à comprendre ce que nous sommes. Mythe veut dire parole et récit. Et lorsque je parle de l’histoire ainsi, ma définition de la mythologie me permet d’éclairer notre époque. de façon significative. Car il est évident qu’avec toute la société occidentale nous sommes parvenus à une impasse: le progrès n’a pas été pour tout le monde. La misère et l’exclusion existent toujours. Alors partant du fait que beaucoup de villes basques sont des ports, j’ai décidé de terminer mon livre en regardant vers l’horizon. Je me suis posé la question se savoir si la mythologie pouvait parler de l’avenir. Et je pense que oui car lorsque la mythologie parle au futur elle porte un nom: utopie. Pour moi, le Pays Basque doit être une terre d’utopie. Je rêve d’un Pays Basque laboratoire pour un monde autre dans le domaine de la création culturelle et des initiatives économiques et sociales.
Enb.: N’est-on pas là loin de la mythologie?
C. L.: A mon avis, pas du tout. Si les mythes sont les récits qui servent de balises à une société, les utopies que nous forgeons en ce moment peuvent nous aider à “dire” un monde autre où le bonheur, la paix et la justice seraient partagés par tous. Pour moi la mythologie est une source de sagesse parmi d’autres où l’on peut puiser l’énergie pour oser être les héros de notre propre histoire. Au plan collectif mais aussi au plan personnel.
Libre Parcours dans la mythologie Basque
«Le libre parcours est une institution pyrénéenne qui consiste à laisser le bétail pâturer partout puisque les terres sont gérées collectivement. Aujourd’hui, la culture est un bien commun à laquelle tout le monde devrait avoir accès pour vivre mieux. Mais je signale que le libre parcours a un corollaire: la compascuité. Les bergers pouvaient se prêter des pâturages s’ils étaient dans le besoin. J’espère donc que la culture basque saura partager son histoire et ses valeurs avec d’autres cultures. Le métissage culturel dont on se gargarise aujourd’hui ne doit pas être une dilution manipulée par les médias et la consommation mais une con-frontation et un échange vrai avec l’Autre, afin qu’il y ait création et pas simplement reproduction!
La conclusion se trouve dans la suite du titre Libre Parcours dans la mythologie basque… avant qu’elle ne soit enfermée dans un parc d’attraction. Ce n’est pas une boutade, c’est un risque réel: la société de consommation menace toutes les cultures du monde. La culture basque et plus globalement la culture pyrénéenne existent et si on veut échapper à l’uniformisation, il faut s’en servir pour cultiver l’art de rencontrer et de raconter.»