Eduardo Chillida

Le courrier de M. Mikel Dalbret au sujet du sculpteur Eduardo Chillida, paru dans le dernier numéro d’Enbata appelle quel-ques remarques de ma part. Affirmer que cet artiste a «œuvré toute sa vie au sein de la grande bourgeoisie espagnole» et «n’a affiché pour les combats de l’abertzalisme que dédain et mépris condescendant», est une contre-vérité.
On sait que Chillida, alors qu’il était déjà engagé par la galerie Maeght, fit partie du groupe guipuzkoan Gaur rassemblant en 1965 l’avant-garde des peintres et sculpteurs qui, par la suite, ont «fait» l’art contemporain en Pays Basque. Il préféra quitter Paris, la Mecque de l’art contemporain de l’époque, où il était promis à un brillant avenir, pour s’installer chez un simple forgeron à Hernani et apprendre humblement le métier. Et il suffit aujourd’hui d’ouvrir une monographie consacrée à cet artiste pour constater que beaucoup de ses sculptures et gravures portent un nom en euskara.
Un grand nombre d’organismes du Pays Basque ont fait appel aux œuvres gravées d’Eduardo Chillida, en particulier pour des affiches ou des logos. Parmi eux citons les plus connus, celui de l’Université du Pays Basque, le logo actuel de la ville de Donostia, celui des Gestoras pro-amnistia (gravure Amnistia-askatasuna, n° 75001 du catalogue raisonné), le logo de la lutte contre la centrale nucléaire de Lemoiz (Urrutiko, n°72006 du catalogue raisonné), excusez du peu…
Aujourd’hui, il est difficile d’ouvrir un journal ou de regarder un paysage en Pays Basque, sans apercevoir une œuvre de Chillida.

Un peuple se les approprie
Si Mikel Dalbret va à la bibliothèque municipale de Bayonne ou au monastère de Lazkao en Gipuzkoa, il pourra même y découvrir des revues clandestines d’ETA, Zuzen ou Zutabe des années 80, portant en colophon de chacun des communiqués de l’organisation armée basque, la reproduction d’une gravure d’E-duardo Chillida en hommage au poète J. Guil-len (1973).
Chillida a imprimé sa marque en ce pays par le biais de nombreux mouvements et orga-nismes: du coup, quelques-unes de ses oeuvres sont tombées dans une sorte d’anonymat. Comme le disait Borgés pour certains textes littéraires dont on oublie un jour qui en est l’auteur, c’est la marque des plus grands… Un peuple se les approprie, elles accèdent à l’universel.
Chillida s’est toujours tenu à l’écart des mouvements politiques. Malgré les sollicitations, il a très rarement signé des pétitions, il est peu descendu dans la rue. Mais doit-on juger la qualité de l’œuvre d’un artiste en fonction de ses idées ou de ses engagements politiques? On connaît de grands écrivains… par ailleurs antisémites, inutile de citer des noms. En 1969, Chillida illustra le livre Die kunst und de rau, écrit par le célèbre philosophe allemand Martin Heidegger, dont les liens avec le régime nazi sont aujourd’hui bien connus. Cela rend-il Chillida suspect aux yeux de Mikel Dalbret?

Relations délicates avec les politiques
Lorsque Chillida fut attaqué par certains ar-tistes d’Euskal Herria qui ne lui arrivaient pas à la cheville, il ne répondit jamais à la polémique et il eut bien raison. Les relations qu’il entretint avec les politiques ou les décideurs en Pays Basque et en Espagne, ont été souvent délicates. Saint-Sébastien où il est né, a longtemps rejeté la sculpture des Peignes du Vent qui sont devenus des années plus tard, l’emblème de la ville. Chillida se heurta à l’é-poque à une polémique stupide et à l’indifférence de ses concitoyens, pour une œuvre dont il demandait simplement le droit de l’installer sur le site où elle se trouve: il en fit ca-deau à Donostia, lui-même étant parvenu à la financer, grâce au sidérurgiste basque Patricio Echeverria.
A Séville, le devenir d’une de ses sculptures en béton, mal entretenue, déplacée, dégradée, fut un drame.
A Gasteiz, l’aménagement de la Plaza de los Fueros avec son ami l’architecte Luis Pena Ganchegi, tourna également au vinaigre. Ce chef d’œuvre dut être remanié pour des raisons de sécurité, à la demande des services municipaux. Résultat, son travail fut dénaturé avec une modification des hauteurs, des volumes et des rapports d’échelles, autant de notions qui se situent au cœur de sa dé-marche. La Plaza de los Fueros n’est aujourd’hui que l’ombre d’elle-même et son auteur en fut particulièrement affecté.
Chillida fut longtemps ignoré non seulement en Pays Basque, mais aussi en France et en Espagne. Il a été reconnu d’abord par les collectionneurs allemands, en particulier ceux de la bourgeoisie industrielle de la Rhur et par quelques Américains éclairés. La reconnaissance dont il fit l’objet en Espagne est arrivée sur le tard. Leur roi en tête, les Espagnols ont évidemment tout fait pour se l’accaparer. Certes Chillida a accepté ces hommages officiels, mais comme pour beaucoup d’artistes reconnus tardivement, ces honneurs le gênaient, d’abord en lui faisant perdre du temps, alors qu’il savait que sa maladie gagnait du terrain. Il estimait avoir bénéficié d’une plus grande liberté créatrice au début de sa carrière, à une époque où personne ne lui demandait rien…
Si l’on élimine de l’histoire de l’art les «ré-acs» et les désengagés de tous poils, on se privera de beaucoup de monde. Au fond, les outrances de Mikel Dalbret relèvent de l’époque où de brillants staliniens sévissaient à l’Huma ou aux Lettres françaises. Ils y décernaient allègrement les satisfecit ou autres volées de bois vert aux artistes, à l’aune de leur engagement aux côtés de la classe ouvrière et de son parti. Ah, nostalgie, quand tu nous tiens!

Ellande Duny-Pétré

«Je suis de ceux qui pensent, et pour moi ceci est très important, que nous, les humains, sommes de quelque part. L’idéal est que nous soyons de quelque part, que nous ayons nos racines quel-que part, mais que nos bras parviennent à embrasser le monde entier, que les idées de n’importe quelle culture nous soient profitables. Tous les endroits sont parfaits pour celui qui sait s’y adapter, et moi, ici, dans mon Pays Basque, je me sens à ma place, comme un arbre adapté à son territoire, sur son terrain, mais dont les bras s’ouvrent au monde entier. J’essaie d’accomplir l’œu-vre d’un homme, la mienne, parce que je suis moi, et puisque je suis d’ici, cette œuvre aura des nuances particulières, une lumière noire, qui est la nôtre»

Eduardo Chillida

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