Omonia, au matin. Le monsieur taillé maigre maigre, encore, assis sur le rebord d’un grand magasin, endormi on en jurerait mais dans une position impossible, le corps raide, aucun naturel, la main tendue, la tête ployée.
Dans le métro l’homme au visage vitriolé, les yeux agrandis et rouges, la peau grumeleuse, psalmodie, puis il avance de wagon en wagon, ne reçoit pas un seul euro, le temps de mon trajet.
La rue Kapodistriou. Les sex shop vieillots. Devant l’entrée : deux chevaliers en amures, cerclés de chaînes, évoquent peut-être des pratiques sado-maso.
Irina parle français, elle était enseignante chez les Ursulines, voit sa retraite réduite, ses deux filles ont fait Polytechnique, l’aînée va partir dans la recherche à l’étranger, la plupart des amis de ses filles sont en Australie, aux Etats-Unis, citoyens du monde, nos enfants, si c’est évident pour eux ce n’était pas le cas pour nous.
Ce sont deux choses différentes, partir à l’étranger quand tu fais de la recherche et partir à l’étranger pour trouver du boulot quand il n’y a pas de boulot, dit Irina. Quand je me suis engagée à Caritas mes amis disaient c’est courageux, il faut le faire, moi je ne pourrais pas, mais, dit Irina, moi je ne peux pas non plus, je ne peux pas, tous les soirs je pleure.
Les adolescentes, venues d’Italie, aident au matin à distribuer jouets et vêtements aux étrangers, des Afghans, des Pakistanais, quelques Africains, oui il y en a des Africains, depuis quelques années il y en a.
Elles vident les grands sacs poubelles pleins de robes et de petites chaussettes, installent sur des cintres pour qu’on puisse choisir, c’est plein de couleurs et de fleurs, ça fait très beau magasin, les filles et moi on se surprend à passer en revue les robes, cette jupe, vintage, cette couleur.
La cuisinière devant l’énorme marmite, son rictus un peu mécontent quand elle me voit mettre gants et tablier. Chacun à sa place, je pense qu’elle pense mais je ne suis pas sûre.
Edna, italienne, 16 ans, parle anglais et français, apprend le grec, me dit : elle a l’air un peu perdue.
Finalement je range assez bien les plateaux et lave pas trop mal la vaisselle
Il y a des Grecs parmi nos hôtes, mais ils ont un peu honte alors ils préfèrent aller dans la rue Pireos, il y a un centre social municipal, ici quand ils viennent il n’y a pas de problème avec les étrangers, si ce n’est qu’ils veulent emporter deux sacs au lieu d’un.
Il y a un discours, un discours facile comme celui d’Aube dorée ou de votre Front national, il n’y a pas de travail et les étrangers te le prennent et il y a les actes, et ce n’est pas pareil, dans les actes c’est la solidarité
Le père mange près de ses deux enfants, le plus grand fait des photos du plus petit sur son portable. D’un geste de la tête le père demande à une jeune fille de lui apporter une cuillère, la cuillère ne convient pas, la jeune fille recommence.
Les mineurs je ne peux pas les recevoir, pourquoi ton père n’est pas là ? Mon père est à l’hôpital – mais non, arrête, il n’est pas toujours à l’hôpital, ton père.
Que les gens se cachent en journée ? Si Maurice le dit. Mais moi je préfère ne pas voir ça.
La rencontre de Raffi, jeune aussi, Afghan, depuis six ans en Grèce, deux fois en prison, une fois deux mois, l’autre trois. On vit à vingt dans de petits appartements, la police t’attrape, catch, tu te caches en journée, c’est trop dangereux, et il n’y a pas de boulot ici, pas de boulot.
On a les cours d’anglais et de grec, il n’y a personne en cours de grec, les gens sont de passage, enfin c’est ce qu’ils veulent, passer, – ils restent.
Personne, je n’ai vu personne qui veuille aller en France. En Angleterre non plus, d’ailleurs, ils veulent aller en Allemagne, en Suède, en Norvège. En Belgique peut-être.
Raffi me dit qu’il veut aller en France, il y a des amis. Six ans qu’il attend. Qu’il se cache.
Cette loi sur la prolongation indéfinie de la rétention ? Je ne vois pas, dit Irini, je ne sais pas. Mais quel intérêt pour la Grèce une loi comme ça si on suit leur logique, je ne vois pas. Mais pour l’Europe, on voit un peu, oui.
Raffi : ici tu peux rester trois ans enfermé. Trois ans, dit-il, dix huit mois renouvelable, donc ?
Et de retour rue Bassileos Georgiou , le mail de Trésor :
Bonjour Marie,
Si je pouvais t’ expliquer tout ce qui m ‘est arrivé au Congo, et les raisons qui m’ ont poussé à quitter le pays et la façon dont je suis arrivé ici en Grèce en passant par la Turquie, je te le dis le plus sérieusement du monde, je ne peux pas t’ expliquer par mail.
Bien, notre détention ici en Grèce : la durée de détention maximale est de 18 mois bref, personne ne sait le jour de sa libération, et maintenant il y une prolongation de la détention, entre-temps nous avons accès à une mauvaise alimentation et parmi nous il y a des détenus qui ont de problèmes de santé mentale, la plupart souffrent de stress, de frustration, de dépression ou de trouble psychosomatique…nous sommes vraiment dans le tunnel ici aux centres de détention en Grèce.Bien amicalement
Trésor.
Comme Irini disait, il y a le discours et il y a la solidarité, le geste qui ne tient pas compte du discours puisque jamais on ne se réduit à un discours, surtout quand il est aussi emprunté, martelé. Combien de temps ça peut tenir, ainsi, le discours d’un côté, le geste de l’autre ?
Günther Anders explique, en 1950, que “l’inaptitude à la double vie fut sans doute la raison d’un phénomène qu’on dit énigmatique : la mise au pas des années 1933 à 1938. Celui qui n’acceptait pas la mise au pas ne devait pas rendre perceptible son refus du conformisme. Mais qu’est-ce qu’un non conformisme qui n’a jamais de raisons de s’exprimer en actes ou en paroles ?”
Notre non-conformisme 2014 refuse le discours médiatique et xénophobe et la rétention sans limite de ceux qui se déplacent pour travailler, manger. Mais que devient-il, notre non-conformisme, alors qu’aucune parole, aucune argumentation rationnelle, aucun acte insurrectionnel ne fait bouger la moindre chose, et bien au contraire : on apprend qu’en Grèce une loi prévoit d’enfermer sans limite de temps les plus pauvres d’entre nous, les plus mobiles. Nous finissons par vivre sur deux plans et comme nous n’y avons pas d’aptitude quelque chose du discours dominant nous rattrape.
C, rencontrée récemment, aide des migrants venus d’Afrique sub-saharienne, se désole de voir les municipalités impuissantes face à ce qu’elle appelle “le problème rom“. Une voisine a des amies d’origine algérienne mais “il faut bien reconnaître qu’elles sont très assistées”. Le geste, qui rompt avec le discours, tient encore. Il est, comme le dit Irini, de solidarité. Combien de temps ce dédoublement intérieur va-t-il nous garder sains d’esprit ? Ne peut-on pas craindre que le geste ne finisse par s’accorder à la parole ?
“A la fin, écrit Gunther Anders, on croyait au “Sieg heil” qu’on était contraint de crier simplement parce qu’il était trop fatigant de crier sans y croire“.
Personne n’est aujourd’hui contraint de crier. Ou plutôt nous ne vivons pas sous un régime totalitaire. Cependant les lois européennes criminalisent, ou essaient de le faire, les marins qui sauvent des migrants en Méditerranée ou ceux qui hébergent des clandestins. La plupart hébergent ou sont capables de le faire, la plupart sauvent. Combien de temps ?
Combien de temps supporter de faire comme si nous supportions ce que nous ne supportons pas ? Combien de temps avant de supporter – et d’être alors et pour de bon acteur de discrimination ?
Tu vois, le bon côté de cette crise, ce sont les gens sur les bancs. Les jeunes qui ne travaillent pas discutent, les vieux jouent à une sorte de jeu de l’oie, dit Kiki qui aime les oiseaux et les connaît. Une huppe.
La promenade autour de l’Acropole : les lumières rosées, le noir des cyprès, le blanc du temple, les martinets qui annoncent l’orage, l’ocre partout et la découpe des crêtes et des caroubiers.