Les enjeux autour du mandat d’arrêt européen contre Aurore Martin sont nombreux. Enjeux humains bien évidemment, pour la militante concernée ainsi que tout-tes ceux et celles qui pourraient l’être dans les mois qui viennent. Mais en-jeux politiques aussi dont le plus évident est la pression politique sur Batasuna au mo-ment où la gauche abertzale historique est engagée dans une évolution stratégique majeure et potentiellement menaçante pour l’État espagnol. Mais ce mandat d’arrêt est aussi à replacer dans l’élaboration et la consolidation de l’antiterrorisme européen, partie intégrante de la construction de l’Europe depuis une trentaine d’année. L’Espagne y a joué un grand rôle, notamment lors de ses présidences de l’Union, pour imposer son agenda, sa vision et ses critères particulièrement sur la question de l’extradition. D’une part, afin de pourchasser et incarcérer des militant(e)s de l’organisation armée basque, mais surtout pour mieux isoler ETA sur la scène internationale en étant reconnue comme Etat démocratique à part entière, égal aux autres composantes de l’Europe et ne suscitant plus aucune défiance. Traditionnellement en droit international, l’extradition est refusée pour des infractions politiques. Toute la stratégie espagnole a donc consisté à dé-politiser les délits en question afin de rendre possible et automatique l’extradition des militant(e)s basques. L’infraction qualifiée politiquement de terrorisme (la qualification juridique étant beaucoup plus problématique) n’est paradoxalement plus politique et n’est donc plus un obstacle à l’extradition. Toutes les démocraties européennes ac-ceptent ces critères et se reconnaissent mutuellement un caractère démocratique. Le mandat d’arrêt européen était le couronnement de cette stratégie de longue haleine.
Après le 11 septembre la qualification de terrorisme (à géométrie variable par nature) s’est considérablement étendue, mondialisée et banalisée. A la dépolitisation déjà évoquée s’est rajoutée la dés-humanisation. Le terroriste n’est plus, comme le proclament les grands textes internationaux un sujet de droit. Il/elle n’est donc plus une personne humaine. Il/elle peut être abattu(e), kidnappé(e), mis(e) au secret, séquestré(e), torturé(e), privé(e) de défense, exécuté(e) sans qu’aucune règle de droit ne soit violée. La lutte contre le terrorisme est passé du registre policier à celui de la guerre, état d’exception par définition. Les États-Unis ou Israël sont particulièrement en pointe en ce domaine et offrent des exemples quasi quotidien de ces évolutions.
L’Espagne, tournant résolument le dos à toute issue politique à la revendication indépendantiste au Pays Basque, a depuis
le début des années 2000 franchi de nouvelles étapes encore impensables dans les
décennies précédentes. Le principe de la responsabilité collective est désormais monnaie courante dans les jugements de l’Audiencia nacional (alors que celui de la responsabilité individuelle est une des ba-ses du droit démocratique: on condamne un personne pour les faits qu’elle a personnellement commis). Le caractère terroriste attribué à l’origine à une action violente contre les biens ou les personnes s’est progressivement étendu aux idées qui sous-tendent ou inspirent ces actions même si elles sont défendues par des moyens pacifiques. L’apologie du terrorisme est susceptible d’englober désormais tout discours ou activité indépendantiste qui ne condamne pas explicitement la «nébuleuse terroriste». D’où l’illégalisation de nombreuses organisations de la gauche abertzale, l’interdiction de quotidiens ou de radios.
Et c’est là qu’un décalage se recrée entre l’Espagne et d’autres États comme la France. Même si procédures et justice d’exceptions sont déjà largement à l’œuvre de ce côté-ci et qu’on assiste à une ré-activation inquiétante des théories de contre-insurrection élaborées au temps des colonies, Batasuna ou Segi sont considérées comme des organisation politiques, la photo d’un prisonnier d’ETA peut être exhibée publiquement sans entraîner de poursuites judiciaires. Il y a là une incongruité qui fait tâche et réanime dans l’opinion publique le doute quant au caractère démocratique de l’appareil policier et judiciaire espagnol, quant au traitement de la question basque par Madrid. C’est pour en finir avec cela qu’il faut extrader Aurore Martin. Et ce qui se fait de pire dans le royaume a vocation à devenir la norme dans toute l’Europe.
(1) Cf. l’ouvrage d’Emmanuel-Pierre Guittet: “Antiterrorisme clandestin, antiterrorisme officiel”.
(2) Cf. “L’ennemi intérieur” de Mathieu Rigouste.